— Je vois, monsieur. Nous sommes libres, libres de rester sur Luna pour y travailler aux tâches et pour les salaires que vous déciderez ou libres de revenir mourir sur Terra.
Le président a haussé les épaules.
— Vous nous taxez de mauvaise foi… mais vous avez grand tort ; moi-même, si j’étais jeune, j’émigrerais immédiatement sur la Lune. Quelle magnifique aventure ! De toute manière, votre manie de dénaturer les faits ne me trouble pas : l’Histoire nous donnera raison.
J’ai vraiment été surpris par Prof : il ne combattait pas. Ça m’inquiétait, même en tenant compte du fait que nous venions de passer des semaines épuisantes et que notre dernière nuit avait été fort écourtée. Il s’est contenté de dire :
— Monsieur le président, je pense que les voyages vers Luna vont bientôt être rétablis ; peut-on nous réserver, à mon collègue et à moi-même, une place sur le premier vaisseau ? Car je dois avouer, monsieur, qu’en ce qui nous concerne, cette faiblesse liée à la pesanteur dont je viens de parler est des plus réelles. Nous avons accompli notre mission, il nous faut à présent rentrer chez nous.
(Pas une allusion aux barges de grain. Rien sur la possibilité « de jeter des cailloux », pas le moindre mot sur l’inutilité de battre sa vache pour lui faire donner du lait. Prof paraissait seulement épuisé.)
Le président s’est penché en avant et a parlé avec un malin plaisir :
— Professeur, cela présente quelques difficultés. Pour parler clairement, il semble que vous vous soyez rendu coupable de trahison à l’égard de la Grande Charte, et contre toute l’Humanité. Il est question d’intenter une action contre vous. Je pense que vous ne risquez qu’une peine avec sursis étant donné votre âge et votre condition physique. Pensez-vous qu’il serait prudent de notre part de vous renvoyer sur les lieux mêmes où vous avez commis ces actes délictueux – au risque de vous voir en commettre de nouveaux ?
Prof a soupiré.
— Je comprends votre point de vue. Dans ces conditions, monsieur, si vous voulez bien m’excuser… Je me sens épuisé.
— Certainement. Restez cependant à la disposition du Comité. L’audience est ajournée. Colonel Davis…
— Monsieur ?
J’ai commencé à faire demi-tour dans mon fauteuil pour aider Prof à sortir car nos aides n’avaient pas été admis dans l’enceinte.
— Un mot, je vous en prie, dans mon bureau.
— Euh… (J’ai regardé Prof : il avait les yeux fermés et semblait inconscient ; il a cependant bougé un doigt pour me faire venir à lui.) Monsieur le président, je suis ici davantage comme infirmier que comme diplomate ; il faut que je m’occupe de lui, c’est un vieillard et il est malade.
— Les appariteurs vont s’occuper de lui.
— Dans ce cas… (Je me suis approché de Prof, le plus près possible, et je me suis penché sur lui :) Prof, vous allez bien ?
Il m’a répondu dans un soupir :
— Allez voir ce qu’il veut. Donnez-lui raison. Surtout, prenez votre temps.
Quelques instants plus tard, je me suis retrouvé seul avec le président, derrière une porte insonorisée – ce qui ne voulait rien dire, car la pièce pouvait comporter une douzaine de micros, sans compter celui de mon bras gauche.
— Prendrez-vous quelque chose ? un café ? m’a-t-il proposé.
— Non merci, monsieur, je suis au régime, ici.
— Oui, bien sûr. Êtes-vous vraiment tenu de rester dans ce fauteuil ? Vous paraissez en bonne santé ?
— Je pourrais s’il le fallait me lever et traverser cette pièce, mais je finirais par m’évanouir. Ou pire. Je préfère ne pas prendre de risque. Je pèse six fois mon poids habituel et mon cœur n’est pas accoutumé à un tel effort.
— Évidemment. Colonel, j’ai appris que vous avez eu des petits tracas en Amérique du Nord. J’en suis désolé, vraiment ; mais c’est un pays barbare, j’ai toujours détesté y aller. Je suppose que vous vous demandez pourquoi je voulais m’entretenir avec vous.
— Non, monsieur. Je crois que vous me le direz le moment venu. Je me demande plutôt pourquoi vous persistez à me donner un grade de colonel.
Il est parti d’un grand rire.
— Question d’habitude, je pense. Tout au long de ma vie, j’ai été soumis au protocole. Peut-être est-il préférable que vous continuiez à porter ce grade, au demeurant. Dites-moi, que pensez-vous de notre plan quinquennal ?
Je le trouvais nul, mais j’ai répondu :
— Il me semble qu’il a été soigneusement élaboré.
— Nous y avons beaucoup réfléchi. Colonel, vous me paraissez un homme intelligent… Je sais que vous l’êtes, je connais non seulement tout votre passé mais presque votre moindre mot, la moindre de vos pensées, depuis le premier instant où vous avez mis le pied sur la Terre. Vous êtes né sur la Lune. Vous considérez-vous patriote ? à l’égard de la Lune ?
— Je pense que oui. Mais je crois que nous avons surtout agi par nécessité.
— Entre nous… vous avez eu raison. Quel vieil idiot, ce Hobart ! Colonel, ceci est un bon plan… mais nous manquons d’hommes capables de le mettre en œuvre. Si vous êtes vraiment un patriote, ou disons… un homme doué de sens pratique ayant les intérêts de son pays à cœur, vous pourriez être le meilleur candidat possible pour l’appliquer. (Il a levé la main.) Ne vous pressez pas ! Je ne vous demande pas de vous vendre, de trahir, ou quoi que ce soit de ce genre. Je vous offre seulement une chance de vous comporter en vrai patriote, et pas en héros de roman qui se fait tuer pour une cause perdue. Voyez le problème sous cet angle. Croyez-vous qu’il soit possible pour les colonies lunaires de résister à toutes les forces que les Nations Fédérées de la Terre peuvent aligner contre elle ? Vous n’êtes pas un vrai soldat, je le sais et je m’en réjouis, mais je sais aussi que vous êtes un bon technicien. Donnez-moi votre avis sincère : combien faudrait-il de vaisseaux et de bombes pour détruire les colonies lunaires ?
— Un vaisseau, six bombes.
— Exact ! Mon Dieu, quel plaisir de parler avec un homme intelligent ! Deux de ces bombes devraient être particulièrement puissantes, il faudrait peut-être les construire spécialement ; il y aurait quelques survivants provisoires dans les termitières les plus éloignées des zones de bombardement. Mais un seul vaisseau suffirait, il ne lui faudrait que dix minutes.
— Je vous l’accorde, monsieur. Mais le professeur de La Paz vous a fait remarquer qu’il était inutile de battre sa vache pour en tirer du lait. El plus encore de l’abattre.
— Pourquoi croyez-vous que nous avons attendu plus d’un mois sans rien faire ? Mon collègue, celui qui est complètement idiot – je préfère ne pas le nommer – a parlé de « contre-propositions ». Je n’aime pas les contre-propositions – du bavardage, ni plus ni moins. La seule chose qui m’intéresse, c’est le résultat. Non, mon cher colonel, nous n’allons pas abattre la vache à lait ; mais s’il le faut, nous pouvons l’avertir qu’elle risque l’abattoir. Les fusées à ogive nucléaire sont des jouets coûteux, mais nous pouvons nous permettre d’en sacrifier quelques-unes sur des rochers comme coups de semonce, juste pour montrer à la vache ce qui peut se passer. Nous ne tenons pourtant pas à faire montre de plus de force que nécessaire : nous risquerions d’effrayer notre vache et de faire tourner son lait. (Il a de nouveau fait entendre son rire en cascade.) Il vaut mieux la persuader de se laisser traire de son plein gré.
J’ai attendu.