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— Ne voulez-vous pas savoir comment ? m’a-t-il demandé.

— Comment ?

— Par votre intermédiaire. Non, ne répondez pas, laissez-moi d’abord vous expliquer…

Il m’a alors élevé au sommet d’une haute montagne et offert tous les royaumes de la Terre. Ou de Luna. Il me suffisait d’accepter le poste de « Protecteur intérimaire », étant bien entendu qu’il me reviendrait définitivement si je m’en montrais digne. Je n’avais qu’à convaincre les Lunatiques qu’ils ne pouvaient pas gagner, que cette nouvelle organisation leur était profitable, insister sur les progrès, l’école et les hôpitaux gratuits, et ceci gratuit, et cela gratuit… Les détails seraient donnés plus tard mais, dans l’immédiat, ils auraient un gouvernement en tous points semblable à celui de la Terre. Les impôts, très bas, seraient prélevés automatiquement sur les bénéfices que procureraient les expéditions de grain. Enfin, et c’était sans doute le point le plus important, cette fois l’Autorité n’enverrait pas des enfants de chœur pour faire un travail d’homme, elle engageait immédiatement deux régiments de forces de police.

— Envoyer ces fichus dragons de la Paix fut une erreur, m’a-t-il dit, qui ne risque pas de se reproduire. Je vais vous avouer pour quelle raison nous avons dû attendre un bon mois avant d’exécuter ce projet : il nous a d’abord fallu convaincre la Commission de maintien de la Paix qu’une poignée d’hommes ne pouvait assurer l’ordre contre trois millions d’habitants dispersés en six grandes termitières et une cinquantaine d’autres de moindre importance. Vous partirez donc avec des forces de police suffisantes, et il ne s’agira pas de troupes d’assaut mais de membres de la police militaire, des soldats qui savent comment mater des civils en toute discrétion. En plus de ça, nous enverrons cette fois des auxiliaires féminines, dans une proportion de 10 % : fini les plaintes pour viol. Qu’en dites-vous, monsieur ? Croyez-vous que vous puissiez vous en charger ? Considérant que c’est, à long terme, la meilleure solution pour votre propre peuple ?

J’ai répondu qu’il me fallait étudier cette proposition en détail, surtout le plan quinquennal et les quotas, et que je ne pouvais prendre à la hâte une telle décision.

— Certainement ! Certainement ! m’a-t-il dit. Je vais vous remettre un exemplaire du livret blanc que nous avons préparé ; emportez-le chez vous, étudiez-le et reposez-vous. Nous en reparlerons demain. Je ne vous demande qu’une chose : votre parole d’honneur de garder tout cela pour vous. Non que ce soit vraiment un secret… mais il vaut quand même mieux que tout soit réglé définitivement avant toute publicité. À ce propos, vous allez avoir besoin d’aide : nous vous la fournirons en envoyant à nos frais des journalistes de premier plan sur la Lune. Nous les paierons le prix nécessaire et les soumettrons à un entraînement constant dans la centrifugeuse, exactement comme pour nos savants ; enfin… vous connaissez le processus. Et cette fois, je vous le dis, nous ne nous tromperons pas. Ce vieux fou d’Hobart… dites-moi, il est bien mort, n’est-ce pas ?

— Non, monsieur, mais j’avoue qu’il est complètement gâteux.

— Vous auriez dû le tuer. Tenez, voici votre exemplaire du plan.

— Monsieur ? Puisque nous parlons des vieillards… si le professeur de La Paz reste ici, il ne vivra pas plus de dix mois.

— C’est mieux ainsi, ne croyez-vous pas ?

J’ai essayé de répondre calmement.

— Vous ne comprenez pas : c’est un homme très aimé, pour qui tout le monde a le plus grand respect. Mon meilleur atout serait de le convaincre que vous avez véritablement l’intention de vous servir de fusées nucléaires, que son devoir de patriote est désormais de sauver ce qui peut encore l’être. Vous comprenez, si je dois rentrer sans lui… je crois tout simplement que je ne pourrais pas mener à bien cette affaire – je ne vivrai pas assez longtemps pour cela.

— Euh… Écoutez, laissez passer la nuit, nous en reparlerons demain… Disons à 14 heures ?

À peine embarqué sur le camion, je me suis mis à trembler de tous mes membres : je perdais facilement mon sang-froid. Stu m’attendait en compagnie de Prof.

— Alors ?

J’ai regardé autour de moi, me touchant l’oreille du doigt. Nous nous sommes enfouis sous deux couvertures et avons rapproché nos têtes. Le chariot de Prof et mon fauteuil ne représentaient aucun danger : je les vérifiais tous les matins, mais il nous semblait plus prudent de parler à voix basse – les murs avaient peut-être des oreilles.

J’ai commencé mon compte rendu, mais Prof m’a immédiatement arrêté :

— Nous avons tout le temps pour les détails ! Les faits d’abord !

— Il m’a proposé le poste de Gardien.

— J’espère que vous avez accepté.

— À 90 %. Je dois d’abord étudier ce tas de bêtises avant de lui donner ma réponse définitive demain. Stu, avec quelle rapidité pouvons-nous exécuter le plan « Fuite » ?

— Il est déjà en cours. Nous n’attendions que votre retour – en partant du principe que vous alliez revenir.

Les cinquante minutes suivantes ont été très occupées. Stu a fait venir un grand Hindou décharné revêtu d’un dhoti ; en une demi-heure, nous l’avons transformé en frère jumeau de Prof. Puis Stu a soulevé notre camarade de son brancard et l’a posé sur un divan. Il a été plus facile de me dédoubler. À la nuit tombée, nos deux sosies ont alors été amenés dans nos fauteuils roulants jusque dans le salon, et nous avons fait servir le dîner. Plusieurs personnes allaient et venaient. Parmi elles se trouvait une vieille femme hindoue en sari, au bras de Stuart La Joie. Un gros Hindou distingué les suivait.

Le plus dur a consisté à faire monter Prof sur le toit ; non seulement il n’avait jamais utilisé de supports de marche mécaniques, mais il était resté allongé sur le dos depuis maintenant plus d’un mois.

Heureusement, Stu le tenait fermement par le bras ; moi, j’ai serré les dents pour grimper tout seul ces treize terribles marches. J’ai failli m’écrouler une fois le toit atteint, mon cœur semblait sur le point d’éclater. Au moment prévu, un petit module silencieux a surgi de l’obscurité et nous sommes parvenus dix minutes plus tard au vaisseau que nous avions affrété, le même que nous avions utilisé jusque-là. Deux minutes plus tard, nous volions vers l’Australie. Je n’ai jamais su combien la préparation de cette évasion avait pu coûter – en particulier pour garder ce vaisseau toujours disponible –, mais c’était du beau travail.

Je me suis étendu auprès de Prof et, après avoir repris mon souffle, lui ai demandé :

— Comment vous sentez-vous ?

— Ça va, juste un peu fatigué et frustré !

— Ja, da. Frustré.

— De n’avoir pu voir le Taj Mahal, je veux dire. Je n’ai jamais eu l’occasion d’y aller lorsque j’étais jeune… et dire que cette fois, à deux reprises, je me suis approché à moins d’un kilomètre, qu’une fois je suis resté dans ses parages plusieurs jours, cette fois-ci une journée, et que, malgré tout, je n’ai pu le voir et ne le verrai sans doute jamais.

— Ce n’est qu’un tombeau…

— Oui, comme Hélène de Troie n’était qu’une femme. Maintenant, mon vieux, dormons.

Nous avons atterri dans une ville nommée Darwin appartenant à la partie chinoise de l’Australie, où on nous a immédiatement transportés dans un vaisseau spatial, allongés sur des couchettes. Puis nous avons pris nos médicaments. Prof était déjà dans le cirage et je commençais moi-même à tourner de l’œil quand Stu est arrivé en souriant et s’est attaché sur une couchette. Je l’ai regardé.

— Vous venez aussi ? Qui va garder la boutique ?

— Ceux qui ont fait le travail jusqu’ici ; j’ai trouvé une bonne équipe et ils n’ont plus besoin de moi. Mannie, vieux camarade, je n’avais pas du tout envie de me faire coincer si loin de chez moi. Je veux dire, si loin de Luna, au cas où vous n’auriez pas compris. C’est comme si on prenait le dernier train pour Shanghai !