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— Et c’est maintenant qu’il m’en parle !

— Manuel, Manuel, nous devions lutter férocement à chaque instant… et perdre.

— Je vois ! Est-ce que je suis assez grand maintenant pour que vous m’expliquiez ?

— Je vous en prie, Manuel. Vous laisser dans l’ignorance augmentait sensiblement nos chances ; vous pourrez d’ailleurs le vérifier avec Adam. J’ajoute que Stuart a accepté sans rien dire d’être convoqué sur Luna. Camarade, ce Comité était trop petit et son président trop intelligent ; nous courions toujours le risque qu’ils nous offrent un compromis acceptable ; nous l’avons même frôlé le premier jour. Si nous avions pu les obliger à transmettre notre cas à l’Assemblée plénière, ils n’auraient pu agir de façon intelligente ; heureusement, nous avons été refoulés. Ce que je pouvais faire de mieux, c’était braquer le Comité, et même m’abaisser jusqu’aux attaques personnelles pour être certain qu’au moins un membre de ce Comité réagirait en dépit du bon sens.

— Je crois que je ne pourrai jamais comprendre ces plans alambiqués !

— C’est bien possible ! Heureusement, vous et moi, nous nous complétons. Manuel, vous souhaitez voir Luna enfin libérée ?

— Vous le savez bien !

— Vous savez aussi que Terra peut nous vaincre.

— Naturellement. Il n’y a jamais eu de prévision nous donnant ne serait-ce que des chances égales. Dans ces conditions, je ne comprends toujours pas pourquoi vous vouliez les provoquer !

— S’il vous plaît ! Étant donné qu’ils ont effectivement le pouvoir de nous imposer leur volonté, notre seule chance est d’affaiblir cette volonté. Voilà pourquoi il nous fallait nous rendre sur Terra : pour y semer la controverse et faire surgir une diversité d’opinions. Le plus intelligent de tous les généraux de l’histoire chinoise a dit un jour que la perfection de l’art de la guerre consiste à saper la volonté de son adversaire jusqu’au moment où il se rend sans combat. Cette maxime exprime à la fois notre ultime intention et la pire menace pesant sur nos épaules. Supposez un instant, comme cela semblait possible le premier jour, qu’ils nous aient proposé un compromis raisonnable. Mettre à la place du Gardien un gouverneur choisi parmi nous. Nous donner une autonomie locale ; nous permettre d’envoyer un délégué à l’Assemblée plénière ; augmenter le prix du grain sur l’aire de catapultage, voire octroyer des primes pour les accroissements de tonnage. Qu’ils aient désavoué la politique d’Hobart, qu’ils aient exprimé leurs regrets pour les viols et les assassinats, qu’ils aient même dédommagé les familles des victimes. Est-ce que cela aurait été accepté ?

— Ils ne nous ont rien offert de tout cela !

— Le président s’apprêtait à nous concéder quelque chose de ce genre lors de la première séance, et il tenait à ce moment-là tout son Comité dans le creux de la main. Il nous a même demandé le prix qu’à notre sens valait un tel marchandage. Supposez donc que nous soyons parvenus, dans les grandes lignes, à ce que je viens de définir. Est-ce que cela aurait paru acceptable chez nous ?

— Euh… peut-être.

— Bien plus que « peut-être », du moins d’après l’analyse à laquelle nous avions procédé juste avant notre départ. Et il fallait éviter cela à tout prix : un accord qui aurait calmé les esprits sans rien changer à l’essentiel, laissant intactes les conditions qui, à longue échéance, nous conduiraient au désastre. J’ai donc mis les pieds dans le plat en faisant le difficile, en notant quelques irrégularités, en me montrant poliment agressif. Manuel, vous comme moi – et Adam – savons qu’il faudra mettre un terme aux expéditions de produits alimentaires ; aucune autre solution ne pourra sauver Luna du désastre. Mais, pouvez-vous imaginer un fermier en train de se battre pour mettre fin à ces expéditions ?

— Non. Je me demande comment ils réagissent à l’arrêt des expéditions, sur Luna.

— Il n’y aura pas d’arrêt. C’est ce qu’Adam a fixé : aucune annonce, ni sur Terra ni sur Luna, avant d’être rentrés. Nous continuons à acheter du blé et les barges d’arriver à Bombay.

— Mais vous aviez dit que les expéditions s’arrêteraient immédiatement !

— C’était une menace, pas une obligation morale. Quelques expéditions de plus ou de moins ne changeront rien et nous avons besoin de gagner du temps. Pour l’instant, nous ne disposons que d’une faible minorité. La majorité se fiche éperdument de la question, mais on peut temporairement la faire pencher d’un côté ou de l’autre. Nous avons contre nous une autre minorité… surtout composée des producteurs de céréales qui s’intéressent davantage au prix du grain qu’à la politique. Ils grognent mais ils continuent d’accepter nos reçus dans l’espoir qu’ils vaudront quelque chose un jour. Dès que nous déclarerons l’arrêt des expéditions, ils se soulèveront contre nous. Adam espère avoir la majorité de notre côté au moment où nous l’annoncerons.

— Dans combien de temps ? Un an ? deux ?

— Deux, trois, quatre jours peut-être. Nous faisons éditer des extraits soigneusement choisis de leur plan quinquennal et des enregistrements que vous avez faits – sans oublier la proposition de vous faire jouer le petit chien fidèle pour le compte de l’Autorité et votre arrestation dans le Kentucky.

— Hé ! J’aimerais mieux qu’on oublie cela.

Prof a souri et m’a cligné de l’œil.

— Bon…, ai-je dit, mal à l’aise. D’accord, si ça peut être utile.

— Cela nous servira beaucoup plus que n’importe quelle statistique sur nos ressources naturelles.

* * *

Notre pilote ex-humain nous a fait alunir d’un seul coup, sans prendre la précaution de se mettre en orbite d’attente. Cela a provoqué un choc terrible, car le petit vaisseau était très sensible et la décélération d’environ 2 500 kilomètres par seconde : en moins d’une demi-minute, nous sommes arrivés à Johnson City. J’ai plutôt bien supporté l’alunissage, juste une terrible contraction clans la poitrine et une effrayante palpitation cardiaque – comme si un géant me serrait le cœur –, puis tout a été fini. Je respirais sans gêne, tout heureux d’avoir recouvré ma pesanteur habituelle. Mais ce pauvre vieux Prof en est presque mort.

Mike m’a dit plus tard que le pilote avait refusé de se plier aux ordres de la tour de contrôle ; Mike, lui, aurait fait descendre tout doucement le vaisseau, sans décélération brutale, il nous aurait manœuvrés comme on manie un panier d’œufs frais, sachant que Prof se trouvait à bord. Mais peut-être ce cyborg savait-il ce qu’il faisait ; une descente progressive dépense beaucoup de carburant et le Lotus-Alouette était au bord de la panne sèche.

Nous n’y aurions pas prêté attention si cette descente en catastrophe n’avait mis Prof en mauvaise posture. C’est Stu qui l’a remarqué le premier, alors que j’étais encore en train de reprendre mon souffle ; immédiatement, nous avons bondi tous les deux à ses côtés : stimulants cardiaques, bouche-à-bouche, massages. Il a finalement ouvert les yeux, nous a regardé et a souri.

— Chez nous, a-t-il murmuré.

Nous l’avons forcé à se reposer une vingtaine de minutes avant de lui permettre de revêtir sa combinaison pressurisée pour quitter le vaisseau ; il était passé aussi près de la mort que possible, même s’il n’avait pas entendu chanter les anges. Pendant ce temps le commandant du vaisseau faisait le plein, impatient de nous quitter et d’embarquer des passagers… ce flibustier ne nous avait pas adressé un seul mol pendant tout le trajet ; sans doute regrettait-il que l’argent l’ait convaincu d’entreprendre un voyage qui pouvait fort bien le ruiner ou le tuer.