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Le Nabot a attrapé un homme près de lui et l’a envoyé par la voie des airs sur les gardes voisins ; deux sont tombés, le troisième a fait feu. Quelqu’un s’est écroulé. Une petite fille rousse décharnée de onze ou douze ans s’est jetée d’elle-même dans les jambes du troisième garde et l’a fait rouler à terre. Le Nabot a tendu la main derrière lui, mettant Wyoming Knott à l’abri de la masse de son propre corps, et a hurlé par-dessus son épaule :

— Occupe-toi de Wyoh, Man… suis-moi !

Et il s’est dirigé vers la porte, écartant la foule, à droite et à gauche, comme s’il s’agissait d’enfants.

Il y a eu d’autres cris ; j’ai humé quelque chose, une odeur que j’avais sentie le jour où j’avais perdu mon bras, et j’ai compris avec horreur que les gardes n’utilisaient pas des pistolets à gaz mais des lasers. Le Nabot a atteint la porte et saisi un adversaire dans chaque main. La petite rouquine avait disparu ; le garde qu’elle avait fait tomber rampait à quatre pattes. Je lui ai envoyé mon bras gauche en travers de la figure et j’ai senti une secousse dans l’épaule au moment où s’est brisé sa mâchoire. J’ai dû hésiter car le Nabot m’a poussé en hurlant :

— Remue-toi, Man ! Emmène-la loin d’ici !

Du bras droit, j’ai attrapé Wyoming par la taille et l’ai envoyée par-dessus le garde que j’avais calmé ; elle a passé la porte, non sans provoquer quelques dégâts ; elle ne semblait pas avoir envie que je l’aide. Après la porte, elle a ralenti ; je l’ai poussée par les fesses, l’obligeant à courir sous peine de tomber. J’ai alors jeté un coup d’œil derrière moi.

Le Nabot tenait les deux autres gardes par le cou ; il souriait tout en cognant les deux crânes l’un contre l’autre. Ils ont éclaté comme des coquilles d’œuf, et il m’a gueulé :

— Fous le camp !

Je suis parti, poussant Wyoming devant moi. Le Nabot n’avait pas besoin d’aide, il n’en aurait plus jamais besoin, et il ne fallait pas que je gâche son dernier effort : je l’avais vu vaciller pendant qu’il tuait les deux gardes. Une de ses jambes avait disparu, à hauteur de la hanche.

3

Wyoh se trouvait à mi-chemin de la rampe menant au niveau 6 quand je l’ai rejointe. Elle n’a pas ralenti et j’ai dû m’accrocher à la poignée de la porte pour entrer avec elle dans le sas de pressurisation. Là, je l’ai arrêtée pour ôter de sa tête le bonnet rouge que j’ai enfoui dans ma bourse.

— C’est plus prudent !

J’avais perdu le mien.

Malgré sa surprise, elle m’a répondu :

— Da, tu as raison.

— Avant d’ouvrir la porte, as-tu réfléchi à un endroit précis où aller ? Dois-je rester pour les empêcher de te suivre ? Ou veux-tu que je t’accompagne ?

— Je ne sais pas. Nous ferions mieux d’attendre le Nabot.

— Le Nabot est mort.

Elle a écarquillé les yeux sans rien dire. J’ai continué :

— Tu habitais avec lui ? Ou avec quelqu’un d’autre ?

— J’avais réservé une chambre dans un hôtel, le Gostanitsa Ukraina. Je ne sais pas comment le trouver. Je suis arrivée trop tard pour y aller.

— Hmm… Mieux vaut ne pas s’y rendre. Wyoming, je ne sais pas ce qui va se passer maintenant. C’est la première fois depuis des mois que je vois des gardes du corps du Gardien à L City… et encore, ceux que j’avais croisés auparavant escortaient des grosses légumes. Euh, je pourrais t’amener chez moi… mais il n’est pas impossible qu’ils me recherchent aussi. De toute manière, il faut éviter les lieux publics.

Nous avons frappé à la porte qui donnait sur le niveau 6 ; un petit visage a regardé par le hublot.

— Nous ne pouvons pas rester ici, ai-je ajouté en ouvrant.

C’était une petite fille, qui m’arrivait à la poitrine ; elle m’a regardé d’un air maussade :

— Embrassez-vous ailleurs, vous bloquez la circulation.

Et elle s’est glissée entre nous alors que je lui ouvrais la seconde porte.

— Suivons son conseil, ai-je admis. Prends-moi le bras et débrouille-toi de donner l’impression que je suis l’homme avec lequel tu as envie de te trouver. Et flânons tranquillement.

C’est ce que nous avons fait. Nous nous trouvions dans un tunnel assez peu encombré, juste peuplé de quelques enfants qui se jetaient sans arrêt dans nos jambes. Si un garde du corps du Gardien essayait de nous filer de la façon dont procèdent les flics de Terra, une douzaine ou une centaine de gamins pourraient lui dire dans quelle direction était allée la grande blonde – si du moins un petit Lunatique acceptait de perdre son temps pour un comparse du Gardien.

Un garçon, qui avait presque l’âge d’apprécier les charmes de Wyoming, s’est arrêté devant nous et lui a dédié un sifflement admiratif. Elle a souri et l’a écarté.

— Voilà le problème, lui ai-je chuchoté à l’oreille. On te remarque trop facilement. Il faut que nous nous cachions dans un hôtel. Il doit y en avoir dans le prochain tunnel… pas le grand luxe, des hôtels de passe pour la plupart. Mais on y sera à l’abri.

— Je ne suis pas d’humeur à faire une passe.

— Wyoh, arrête ! Je ne sous-entendais rien. Nous pouvons même prendre des chambres séparées.

— Désolée. Pourrais-tu me trouver des W.-C. ? Et y a-t-il une pharmacie pas trop loin d’ici ?

— Indisposée ?

— Mais non, enfin. Des W.-C, juste pour me mettre à l’abri des regards indiscrets – je dois être prudente – et une pharmacie pour acheter du maquillage. Du fond de teint pour le corps. Et aussi de la teinture à cheveux.

Le premier problème était facile à résoudre ; il y avait des W.-C. tout près de là. Une fois Wyoh à l’intérieur, je suis allé dans une pharmacie où j’ai demandé la quantité de fond de teint nécessaire pour couvrir le corps d’une fille de cette taille – je mis la main à hauteur du menton – et qui pesait quarante-huit kilos. Puis je me suis rendu dans une autre boutique, où j’en ai acheté la même quantité – gagnant un peu d’argent dans la première boutique, en perdant dans la seconde. J’en suis ressorti, l’air calme. Puis je suis allé dans une troisième boutique pour acheter de la teinture noire et une robe rouge.

Wyoming portait un short et un pull-over noirs, pratiques pour voyager et seyants pour une blonde. Ayant été marié toute ma vie, je possédais quelques notions de ce que porte la gent féminine, mais jamais je n’avais vu une femme vraiment bronzée, de la même nuance sépia que le fond de teint, porter volontairement des vêtements noirs. En outre, les femmes élégantes de Luna City s’habillaient généralement en jupe. J’en avais choisi une avec un petit corsage, et leur prix m’avait convaincu de leur élégance. J’avais dû déterminer la taille à vue de nez mais, heureusement, le tissu avait une certaine élasticité.

Je suis tombé sur trois personnes qui me connaissaient, mais nul n’a semblé me prêter attention. Personne ne paraissait particulièrement excité, la circulation était tout à fait normale ; difficile de croire qu’une émeute avait eu lieu quelques minutes auparavant, au niveau immédiatement inférieur, à quelques centaines de mètres plus au nord. Je mis ce problème de côté pour plus tard – mieux valait éviter trop d’agitation.

J’ai passé le matériel à Wye après avoir frappé à la porte ; ensuite, je me suis installé dans un bar pendant une demi-heure, le temps de boire une bière, et j’ai regardé la vidéo. Il n’y avait toujours rien d’extraordinaire, aucune interruption « pour un bulletin spécial d’informations ». Un fois revenu auprès de Wye, j’ai frappé à la porte et attendu.