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Puis Wyoh est entrée dans le vaisseau ; elle avait mis une combinaison pour venir à notre rencontre. Stu n’avait jamais dû la voir dans cette tenue ; je suis en tout cas certain qu’il ne l’avait jamais connue blonde ; il se tenait près d’elle, à attendre que je le présente. Puis, l’étrange « homme » en combinaison l’a serré dans ses bras.

J’ai entendu la voix étouffée de Wyoh :

— Bon sang, Mannie ! mon casque.

Quand j’ai soulevé son casque, elle a secoué ses boucles blondes et lui a souri.

— Stu, tu n’es pas heureux de me voir ? Tu ne me reconnais pas ?

Son visage s’est lentement fendu d’un large sourire, comme l’aurore qui vient éclairer nos mers.

— Strasvoutié, gospoja ! Je suis ravi de te revoir.

— Et gospoja, avec ça ! Pour toi, mon cher, je m’appelle Wyoh, comme avant. Mannie ne t’a donc pas dit que j’étais redevenue blonde ?

— Si, mais il y a une sacrée différence entre savoir et voir !

— Tu t’y habitueras.

Elle s’est penchée sur Prof, l’a embrassé, l’a enlacé puis elle s’est redressée pour m’accueillir, sans casque cette fois, ce qui nous a tous les deux fait pleurer malgré ces sacrées combinaisons. Puis elle s’est retournée vers Stu pour l’embrasser.

Comme il reculait légèrement, elle a interrompu son mouvement.

— Stu, me faudra-t-il redevenir noire pour que tu acceptes de me dire bonjour ?

Stu m’a lancé un coup d’œil, puis l’a embrassée. Wyoh lui a consacré autant de temps et d’ardeur qu’à moi.

J’ai compris plus tard la raison de son curieux comportement. Stu, même s’il était engagé volontairement parmi nous, n’était pas encore un vrai Lunatique – et dans l’intervalle, Wyoh s’était mariée. Mais où était le problème ? Sur la Terre, d’accord, cela avait de l’importance, et Stu ne savait pas encore, jusque dans la moelle de ses os, qu’une Lunatique est sa propre maîtresse. Pauvre nouveau débarqué, il pensait que je pouvais, moi, me fâcher !

Après avoir aidé Prof à revêtir sa combinaison, nous avons mis les nôtres et sommes partis, moi avec le canon sous le bras. Une fois dans le sous-sol, en atmosphère pressurisée, nous nous sommes dévêtus et j’ai vu avec plaisir que Wyoh portait sous la sienne la robe rouge que je lui avais offerte il y avait une éternité. Après l’avoir défripée, elle a fait bouffer sa jupe.

La salle d’immigration était presque vide, il n’y avait qu’une quarantaine d’hommes alignés le long d’un mur, comme de nouveaux déportés ; ils portaient des combinaisons pressurisées avec des casques : des Terriens qui rentraient chez eux, des touristes désemparés et quelques savants. Leurs combinaisons resteraient ici et seraient déchargées avant le décollage. Je les ai regardés, pensant au cyborg qui nous avait pilotés. Quand l’Alouette avait été affrétée, nous lui avions fait ôter toutes les couchettes, à l’exception des nôtres ; ces gens allaient supporter l’accélération étendus sur les tôles du plancher… Si le commandant ne prenait pas de précautions, il allait retrouver ces Terriens écrabouillés à l’arrivée.

J’en ai parlé à Stu.

— N’y pensez plus, m’a-t-il dit. Le commandant Leures a des coussins en caoutchouc à bord. Il fera le nécessaire pour qu’ils ne se blessent pas : après tout, ils représentent son assurance-vie.

21

La trentaine de membres de ma famille – de grand-père jusqu’aux nourrissons – nous attendait au sas suivant, au niveau en dessous ; nous nous sommes embrassés et congratulés en pleurant. Cette fois, Stu n’a pas reculé. La petite Hazel a fait des cérémonies pour nous embrasser. Elle nous a coiffés de bonnets phrygiens et donné l’accolade ; à ce signal, toute la famille a enfilé les bonnets et j’ai fondu en larmes. C’est sans doute cela, le sentiment de patriotisme : ça vous fait mal et ça vous rend heureux à la fois… Mais c’était peut-être aussi tout simplement la joie de revoir mes bien-aimés.

— Où est Slim ? ai-je demandé à Hazel. Il n’a pas été invité ?

— Il ne pouvait pas venir, il est maître adjoint des cérémonies pour votre réception.

— Une réception ? Exactement ce qu’il nous faut…

— Tu verras bien.

J’ai vu. La famille avait bien fait de venir à notre rencontre ; le trajet jusqu’à L City (une capsule rien que pour nous) a été notre seul moment de relative intimité. À la station Ouest, une foule immense nous attendait, une véritable mer de bonnets phrygiens. On nous a portés en triomphe jusqu’au Vieux Dôme. Nous étions protégés par une garde d’honneur composée de stilyagi qui devaient jouer des coudes pour écarter nos admirateurs et fendre la foule qui chantait sans arrêt. Les garçons portaient des bonnets rouges et des chemises blanches, les filles des chemisiers blancs et des shorts de la même couleur que les bonnets.

À la station et pendant tout le trajet jusqu’au Vieux Dôme, je me suis fait embrasser par des femmes que je n’avais jamais vues auparavant et que je n’ai pas revues depuis. À ce moment, je me rappelle m’être demandé si les mesures que nous avions prises en guise de quarantaine seraient efficaces, sinon la moitié de L City allait se retrouver au lit avec un bon rhume, ou même pire. (Nous étions apparemment sains car il n’y a pas eu d’épidémie. Je me rappelle l’époque, dans mon enfance, où une épidémie de rougeole avait fait rage, provoquant des milliers de morts.)

Et je m’inquiétais pour Prof : cette réception semblait beaucoup trop pénible pour un homme qui, une heure auparavant, avait un pied dans la tombe. Pourtant, non seulement il semblait y prendre le plus grand plaisir mais, arrivé au Vieux Dôme, il a fait un discours merveilleux, pas forcément cohérent mais émaillé d’épithètes ronflantes ; il y a parlé de « l’amour », de « la patrie », de « Luna » ; il s’est adressé à ses « camarades, ses voisins », il est même allé jusqu’à évoquer notre combat « au coude à coude », tout cela a obtenu un vif succès.

Ils avaient édifié une estrade surmontée d’un grand écran vidéo, sur la face Sud. Adam Selene nous a accueillis, par l’intermédiaire de l’écran, puis les projecteurs ont reproduit le visage de Prof et amplifié sa voix pour lui éviter de parler trop fort. Il devait pourtant s’arrêter entre chaque phrase car les applaudissements de la foule parvenaient à couvrir la puissance des haut-parleurs – il avait de toute façon besoin de ces silences pour se reposer. À ce moment précis, Prof ne paraissait plus du tout vieux, ni fatigué, ni malade. Il n’avait eu besoin que d’un seul remède, ai-je alors compris : se trouver de nouveau sur ce bon vieux Roc. Je pouvais d’ailleurs en dire autant ! C’était vraiment merveilleux de recouvrer son poids normal, de se sentir vraiment fort, de respirer l’air pur et revigorant de sa ville.

Et ce n’était pas une petite ville ! Il paraissait naturellement impossible de réunir toute la population de L City dans le Vieux Dôme, mais on aurait dit qu’ils avaient essayé. J’ai tenté d’isoler un échantillon de 10 mètres carrés et de compter les têtes : parvenu à deux cents avant d’avoir couvert la moitié de la surface, j’ai abandonné. Le Quotidien Lunatique a évalué la foule à trente mille personnes, ce qui semble impossible.