Sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères et ministre de la Défense : le général O’Kelly Davis ; ministre de l’Information : Terence Sheehan (Sheenie avait abandonné à son sous-directeur son poste à la Pravda pour pouvoir travailler avec Adam et Stu) ; ministre sans portefeuille détaché au ministère de l’Information : Stuart René La Joie, « député libre » ; secrétaire d’État à l’Économie et aux Finances (et gardien des propriétés ennemies) : Wolfgang Korsakov ; ministre de l’Intérieur et de la Sécurité : le camarade « Clayton » Watenabe ; ministre sans portefeuille et secrétaire particulier du Premier ministre : Adam Selene ; sans parler d’une douzaine de ministres sans portefeuille venant d’autres termitières.
Comprenez-vous ce qu’il en était ? Si l’on fait abstraction des titres fantaisistes, la cellule B continuait de diriger les affaires publiques, avec l’aide de Mike, et elle était soutenue par un Congrès qui nous faisait gagner les votes que nous lui soumettions mais qui pouvait refuser les motions que nous ne voulions pas voir adopter ou qui ne nous intéressaient pas.
Pourtant, à cette époque, je ne comprenais pas l’utilité de tous ces bavardages.
Au cours de la séance de nuit. Prof a rendu compte de notre voyage puis m’a donné la parole – avec l’autorisation du président Korsakov – pour me permettre d’expliquer la signification du « plan quinquennal » et pour raconter comment l’Autorité avait essayé de me corrompre. Je suis un piètre orateur, mais pendant le dîner, j’avais eu le temps de bûcher le discours que Mike m’avait concocté. Il l’avait rédigé d’une plume tellement acerbe que je me suis senti de fort mauvaise humeur. Je l’ai récité sous l’effet de la colère et j’ai mis toute mon âme pour le rendre convaincant. L’assemblée était véritablement houleuse, chauffée à blanc, quand je me suis rassis.
Prof s’est alors avancé, pâle et émacié :
— Camarades députés, qu’allons-nous faire ? Je propose, si le président Korsakov y consent, que nous discutions officieusement pour savoir comment nous allons réagir devant cette dernière insolence adressée à notre nation.
Un des membres, député de Novylen, voulait déclarer la guerre et c’est bien ce qu’ils auraient fait si Prof n’avait indiqué qu’ils n’avaient pas encore fini d’écouter les rapports du Comité.
Davantage de bavardages, de plus en plus amers. À la fin, le camarade député Chang Jones a pris la parole :
— Députés, mes amis – excusez-moi, gospodin Korsakov –, je suis, pour ma part, producteur de riz et de blé. Je veux dire que je l’étais, car au mois de mai, j’ai contracté un prêt à la banque et, avec mes enfants, nous sommes en train de nous convertir à la polyculture. Nous sommes actuellement ruinés, j’ai même dû emprunter l’argent de mon ticket de métro pour venir ici, mais ma famille a de quoi manger et il n’est pas impossible qu’un jour, je puisse rembourser la banque. Au moins, je ne produis plus de céréales.
« Néanmoins, il y a d’autres producteurs de céréales. Jusqu’ici, la cadence des expéditions n’a pas diminué d’une seule barge. Encore aujourd’hui, nous continuons de livrer, en espérant qu’un jour ou l’autre leurs chèques vaudront quelque chose.
« Mais nous savons maintenant ce qu’il en est ! Ils nous ont dit ce qu’ils avaient l’intention de faire de nous, ce qu’ils voulaient nous infliger ! Je dis que la seule manière de montrer à ces escrocs comment nous voulons traiter avec eux, c’est d’arrêter les expéditions immédiatement, sans perdre un instant ! Plus une seule tonne, plus un seul kilo… jusqu’à ce qu’ils viennent ici pour discuter d’un prix honnête !
Vers minuit ils ont voté l’embargo puis ajourné la séance pour permettre aux diverses commissions de continuer à siéger.
Avec Wyoh, je suis rentré à la maison et j’ai enfin retrouvé les miens. Nous n’avions plus rien à faire : Mike-Adam et Stu avaient beaucoup travaillé pour savoir comment annoncer la nouvelle sur Terra tandis que Mike avait déjà fermé la catapulte depuis vingt-quatre heures (« par suite de difficultés techniques concernant l’ordinateur balistique »). La dernière barge en partance allait être prise en charge par la tour de contrôle de Poona dans un peu moins d’une journée et l’on ferait alors savoir à Terra, brutalement, qu’ils n’en recevraient plus d’autre.
22
Nous avons dans une certaine mesure minimisé la stupeur des fermiers en continuant d’acheter le grain sur l’aire de catapultage, mais les chèques portaient maintenant une mention imprimée indiquant que l’État Libre de Luna ne les garantissait pas et ne s’engageait en aucune manière à ce que l’Autorité Lunaire les échange, ne serait-ce que contre des reçus, etc. Certains agriculteurs ont quand même laissé leur grain, d’autres ont refusé, mais tous ont protesté, sans d’ailleurs pouvoir rien faire : la catapulte fermée, les wagons de chargement ne marchaient pas.
Le reste de l’économie n’a pas souffert immédiatement de cette récession. La formation des régiments défensifs avait causé des vides dans les rangs des mineurs, si bien que la vente de la glace au marché libre était devenue profitable ; l’usine métallurgique filiale de la LuNoHoCo engageait tous les ouvriers spécialisés disponibles. De son côté, Wolfgang Korsakov n’a pas perdu son temps : la nouvelle monnaie était déjà prête et l’on a imprimé les « dollars nationaux » de façon à les faire ressembler aux dollars de Hong-Kong ; théoriquement, la parité devait se maintenir. Luna regorgeait de nourriture, de travail et d’argent, aussi les gens ne se sentaient-ils pas lésés : « De la bière, des jeux, des femmes et du travail », tout continuait comme par le passé.
Les « Nationaux », comme on les appelait, étaient une monnaie inflationniste, une monnaie de guerre, fictive et non convertible ; le premier jour de l’émission, ils ont perdu un infime pourcentage à cause des agios. Cela restait pourtant de l’argent que l’on pouvait dépenser et sa valeur ne s’est pas totalement amoindrie, malgré l’inflation inévitable et continue – le gouvernement dépensant des sommes qu’il n’avait pas.
Mais de cela nous parlerons plus tard… Nous provoquions aussi brutalement que possible Terra, l’Autorité et les Nations Fédérées : les vaisseaux des N.F. ont reçu l’ordre de ne pas s’approcher de Luna à moins de dix diamètres et de ne pas se mettre sur orbite, à quelque distance que ce soit, sous peine d’être immédiatement abattus sans sommation (nous n’avons pas dit comment, puisque cela nous était tout simplement impossible). Les vaisseaux particuliers avaient l’autorisation d’alunir sous les consignes suivantes : a) qu’ils aient demandé l’autorisation préalable en fournissant le plan de vol ; b) que le vaisseau ainsi autorisé se place sous les ordres de la tour de contrôle lunaire (c’est-à-dire de Mike), à une distance de 100 000 kilomètres et qu’il suive la trajectoire indiquée, et c) qu’il ne transporte aucune arme à l’exception de trois pistolets entre les mains de trois officiers désignés. Ce dernier point devait être vérifié à l’alunissage, avant d’autoriser quiconque à quitter le vaisseau et avant que ce vaisseau ne refasse le plein de carburant ; toute violation de ces règles entraînerait la confiscation de l’appareil. Personne n’avait le droit d’en débarquer à part les membres de l’équipage responsables du chargement, du déchargement ou du ravitaillement, ainsi que les citoyens des seuls pays de Terra qui avaient reconnu Luna Libre (à savoir le Tchad qui n’avait aucun vaisseau ; Prof s’attendait cependant à voir des vaisseaux particuliers nouvellement enregistrés sous pavillon tchadien).