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J’ai donné beaucoup de travail à Finn Nielsen que j’avais nommé « commandant en chef des Forces armées ». Il lui fallait inspecter son infanterie armée de lasers : les six hommes munis des pistolets que nous avions pris le jour où nous avions coffré le Gardien étaient maintenant au nombre de huit cents, dispersés sur toute l’étendue de Luna, armés de contrefaçons fabriquées à Hong-Kong. Il ne fallait pas non plus oublier les organisations de Wyoh, le Corps aérien des Stilyagi, les Stilyagi Debs, les Dames de l’Hadès, les Irréguliers (que nous avions conservés et rebaptisés les « Pirates de Peter Pan », pour garder leur moral au beau fixe) et le Corps Lysistrata – toutes ces organisations paramilitaires rendaient compte à Finn par l’intermédiaire de Wyoh. Je lui avais refilé le boulot car j’avais moi-même autre chose à faire : en plus d’être un « homme d’État », je devais également me transformer en informaticien lorsqu’un travail comme celui d’installer l’ordinateur de la nouvelle catapulte s’imposait.

Au demeurant, je ne me considère pas comme un vrai dirigeant ; Finn, par contre, avait le goût du commandement. J’ai donc placé sous ses ordres le 1er et le 2e régiment d’artillerie ; j’avais rebaptisé ces deux régiments squelettiques des « brigades » et le juge Brody « brigadier ». Celui-ci s’y connaissait à peu près autant que moi – c’est-à-dire pas du tout – en matière d’armée, mais il était très connu, fort respecté et doté d’un solide bon sens. Et avant de perdre une jambe, il avait été foreur. Pas Finn, aussi avait-il été impossible de mettre les deux régiments directement sous ses ordres : ses hommes ne l’auraient même pas écouté. J’avais pensé utiliser pour cela mon co-mari Greg, mais on avait besoin de lui à la catapulte de la Mare Undarum – c’était le seul mécanicien à avoir suivi toutes les phases de la construction.

Wyoh aidait Prof et Stu, s’occupait de ses propres organisations, faisait de nombreuses tournées vers la Mare Undarum… il ne lui restait que très peu de temps pour présider les séances du Congrès ; cette dernière tâche est donc retombée sur les épaules du doyen des présidents, Wolf Korsakov, lui-même encore plus occupé que chacun d’entre nous : la LuNoHoCo se chargeait de tout ce que l’Autorité faisait auparavant, et bien davantage.

Wolf possédait une équipe efficace, que Prof aurait dû surveiller de plus près. Il avait fait élire comme vice-président son patron Moshai Baum et ensemble ils avaient chargé sa commission de déterminer avec le plus grand sérieux quelle forme devait prendre le futur gouvernement permanent. Puis il s’était désintéressé de la question.

Ladite commission, par contre, ne s’en est pas désintéressée. Elle a même étudié toutes les formes possibles de gouvernement à la bibliothèque Carnegie, créant pour cela des sous-commissions de trois ou quatre membres (un nombre que Prof n’aurait pas aimé connaître). Quand le Congrès s’est réuni début septembre pour ratifier certaines décisions et élire quelques députés « libres » de plus, le camarade Baum a pris la tête des débats. Bientôt nous avons appris que le Congrès se transformait en assemblée constituante et que tous les groupes de travail se trouvaient de facto entre les mains de ces sous-commissions.

Je pense que Prof ne s’y attendait pas, pourtant tout s’était passé selon les règles qu’il avait lui-même écrites. Il a cependant pris le taureau par les cornes et s’est rendu à Novylen où siégeait le Congrès – l’endroit étant plus central – et s’est adressé à lui avec sa bonne humeur habituelle. Il s’est contenté d’émettre quelques doutes sur leurs décisions plutôt que de dire brutalement à tous ces bavards qu’ils faisaient fausse route.

Après les avoir fort courtoisement remerciés de leurs efforts, il s’est mis à démolir leurs projets de fond en comble.

— Camarades parlementaires, comme le feu et la fusion, le gouvernement est un serviteur dangereux et un maître terrible. Maintenant que vous connaissez la liberté, il s’agit de la conserver. Rappelez-vous que cette liberté peut vous être retirée plus rapidement par vous-mêmes que par tout autre tyran. Soyez lents, montrez-vous circonspects, pesez les conséquences de chaque mot. Je n’éprouverais aucune gêne, aucun déplaisir si votre assemblée siégeait dix ans de suite avant de présenter ses conclusions, mais je serais fort effrayé si vous y parveniez en moins d’une année.

« Méfiez-vous des lieux communs, détournez-vous des coutumes établies. Au cours de l’Histoire, l’humanité ne s’est jamais bien sortie des questions de gouvernement. Par exemple, je vois ici un projet prévoyant de créer une commission chargée de diviser Luna en circonscriptions électorales et de modifier ces circonscriptions à intervalles réguliers en fonction de la population.

« C’est bien ainsi que l’on fait, traditionnellement, et c’est pour cela que nous devons nous en méfier, car nous devons toujours considérer l’accusé coupable jusqu’au moment où il aura fait la preuve de son innocence. Sans doute pensez-vous qu’il s’agit là de la seule solution imaginable ; me permettrez-vous de vous en proposer d’autres ? L’endroit où vit un homme n’est pas une donnée fondamentale. Les circonscriptions électorales pourraient aussi bien être formées en divisant les gens d’après leur situation, ou leur âge… ou même selon un classement alphabétique. Elles pourraient même ne pas être définies, tous les membres étant élus par la totalité des électeurs. Et ne me répondez pas que cela rendrait impossible l’élection de tout homme qui ne serait pas connu de tous, car ce serait peut-être, au fond, la meilleure solution pour Luna.

« Vous pourriez même envisager de déclarer élus les candidats qui obtiendraient le plus petit nombre de suffrages ; les hommes impopulaires sont peut-être justement ceux qui peuvent nous préserver d’une nouvelle tyrannie. Ne rejetez pas cette idée pour la seule et simple raison qu’elle paraît absurde, réfléchissez ! Tout au long des siècles passés, les gouvernements désignés par la ferveur populaire n’ont pas été meilleurs pour autant, ils ont parfois même été pires que les tyrannies déclarées.

« Pourtant, si une forme de gouvernement représentatif vous paraît désirable, il reste encore des moyens de l’améliorer, des moyens bien supérieurs au découpage des circonscriptions électorales. Vous, par exemple, vous représentez chacun environ dix mille individus, parmi lesquels peut-être sept mille en âge de voter… certains d’entre vous ont été élus avec de faibles majorités. Supposons qu’au lieu d’être désigné par l’élection, un député le soit par une pétition signée de quatre mille citoyens ; il représenterait alors effectivement ces quatre mille électeurs, et n’aurait pas de minorité contre lui puisque s’il avait existé une minorité dans sa circonscription électorale, ses membres auraient parfaitement eu le droit de signer d’autres pétitions. Tous les électeurs seraient alors représentés par des hommes de leur choix. On peut aussi imaginer qu’un homme ayant réuni huit mille partisans pourrait disposer d’un double droit de vote dans cette assemblée. Il y aura certainement des difficultés, des objections, des détails pratiques à mettre au point – de très nombreux détails, mais c’est à vous qu’il revient de les étudier, de résoudre ces problèmes et ainsi de nous épargner la faiblesse chronique de tous les gouvernements démocratiques, cette faiblesse provenant des minorités qui estiment, avec raison, qu’elles ne sont pas représentées.

« Enfin, quoi que vous fassiez, ne permettez surtout pas au passé de peser sur vos décisions ! J’ai remarqué une proposition qui tend à faire de ce Congrès un système bicamériste. Excellent : plus il y a d’obstacles aux législations, mieux cela vaut. Pourtant, plutôt que de suivre la tradition, je proposerais, personnellement, une seule Chambre législative, la deuxième ayant pour seul pouvoir celui d’abroger les lois. Que les législateurs ne puissent adopter une loi qu’avec une majorité des deux tiers… tandis que ceux qui abrogeraient les lois puissent annuler n’importe laquelle à la simple minorité d’un tiers. Inepte, direz-vous ? Réfléchissez : une loi tellement discutée qu’elle ne peut convaincre les deux tiers d’entre vous est probablement mauvaise. Inversement, si une loi est discutée par au moins un tiers d’entre vous, ne vous semble-t-il pas que vous auriez intérêt à vous en passer ?