« Avant que vous ne rédigiez votre Constitution, permettez-moi d’attirer votre attention sur les vertus merveilleuses de la négation ! Insistez sur les aspects négatifs ! Que votre texte soit émaillé d’articles indiquant les actions qui seront à tout jamais interdites à votre gouvernement : pas de conscription militaire, pas d’interférence, si légère soit-elle, avec la liberté de la presse, la liberté de se déplacer, la liberté de parole, de réunion, de culte, le droit à l’instruction, au travail, le droit syndical… pas d’impôts involontaires. Camarades, si vous deviez consacrer cinq années de votre temps à étudier l’Histoire pour définir toujours plus d’actions que votre gouvernement devrait promettre de ne jamais faire, si votre Constitution n’était rien d’autre que la somme de ces articles négatifs, je vous le dis, je n’aurais aucune crainte pour l’avenir.
« Je redoute davantage les actions positives d’hommes calmes et pétris de bonnes intentions qui accordent au gouvernement le droit de faire ce qui apparaît comme nécessaire. Veuillez toujours garder en mémoire que l’Autorité Lunaire a été créée dans les buts les plus nobles par des hommes aux intentions pures, par des hommes élus par le suffrage populaire. C’est sur cette pensée que je vous abandonne à vos travaux. Je vous remercie.
— Gospodin président ! Une précision ! Vous avez dit : « Pas d’impôts involontaires »… Comment comptez-vous financer tout cela ? Urgcnep !
— Veuillez m’excuser, monsieur, mais c’est votre problème. Je pense à plusieurs solutions possibles : des contributions volontaires comme celles qui permettent aux Églises de subvenir à leurs besoins… des loteries gouvernementales pour lesquelles personne n’est obligé d’acheter des billets… à moins que vous, messieurs les députés, ne deveniez des contribuables volontaires et décidiez de payer pour nos besoins, quels qu’ils soient ; cette solution aurait d’ailleurs l’avantage de nous assurer un gouvernement aussi réduit que possible, qui ne s’occuperait que des divers problèmes indispensables. J’ose d’ailleurs déclarer que je serais fort heureux si nous avions pour seule loi la Règle d’Or : il me semble que cette loi se suffit à elle-même et je ne crois pas qu’une autre soit nécessaire pour la renforcer. En effet, si vous croyez vraiment que vos voisins doivent, pour leur propre bien, respecter des lois, pourquoi ne payeriez-vous pas pour celles-ci ? Camarades, je vous en conjure, ne vous laissez pas aller aux impôts obligatoires. Il n’y a pas pire tyrannie que celle qui oblige quelqu’un à payer pour ce qu’il ne veut pas, uniquement parce que vous pensez que c’est pour son bien.
Prof s’est incliné puis a quitté la salle. Stu et moi l’avons suivi. Lorsque nous nous sommes retrouvés dans l’isolement d’une capsule, je l’ai questionné.
— Prof, j’ai beaucoup apprécié ce que vous avez dit… mais il m’a semblé qu’au sujet des impôts, vous disiez une chose et faisiez exactement le contraire. Qui, à votre avis, va payer toutes nos dépenses ?
Il est resté longtemps silencieux avant de me répondre :
— Manuel, mon seul désir est de voir le jour où je pourrai cesser de faire semblant de diriger.
— Ce n’est pas une réponse !
— Vous avez mis le doigt sur le dilemme qui se pose à tous les gouvernements – raison pour laquelle je suis anarchiste, d’ailleurs. Le pouvoir de lever des impôts, une fois qu’on l’a accordé, n’a pas de limite ; il va croissant jusqu’au moment où l’impôt tue l’impôt. Je ne plaisantais pas le moins du monde quand je leur ai dit de fouiller dans leurs propres poches. Peut-être n’est-il pas concevable de se passer des gouvernements… je pense même parfois qu’ils constituent une des maladies inévitables de la condition humaine. Mais il doit être possible de les garder petits, squelettiques, inoffensifs… ne croyez-vous donc pas que le meilleur moyen, pour cela, serait d’exiger que les gouvernants payent de leur propre poche leurs lubies antisociales ?
— Cela ne me dit toujours pas comment nous allons payer.
— Comment, Manuel ? Vous savez bien comment nous procédons : nous volons. Je n’en éprouve ni fierté ni honte car nous ne pouvons agir autrement. Si jamais nous sommes pris, il n’est pas impossible que nous nous fassions éliminer… Je suis prêt à affronter mon destin. Au moins n’avons-nous pas créé l’affreux précédent d’une imposition.
— Prof, je regrette d’avoir à le dire, mais…
— Alors, pourquoi le dire ?
— Mince, alors ! Tout simplement parce que j’y suis enfoncé jusqu’au cou, exactement comme vous… et je veux que l’on rembourse ! Cela me fait de la peine d’avoir à le dire, mais ce que vous venez d’énoncer me paraît le comble de l’hypocrisie.
Il a ricané.
— Mon cher Manuel ! Il vous a donc fallu toutes ces années pour vous apercevoir de cela ?
— Vous l’avouez donc ?
— Non. Mais si cela doit vous faire plaisir de le penser, je vous autorise volontiers à me prendre comme bouc émissaire. Je ne me considère pas comme hypocrite, car le jour où nous avons décidé de faire la révolution, j’avais pleinement conscience que nous aurions besoin de beaucoup d’argent et que nous devrions le voler. Cela ne me dérange pas : j’ai estimé cela préférable au fait d’assister à des émeutes provoquées par la famine dans six ans et, dans huit ans, de connaître le cannibalisme. J’ai fait mon choix et je n’ai pas le moindre regret.
Je me suis tu, ne sachant que répondre, mais guère satisfait pour autant. C’est Stu qui a pris la parole :
— Professeur, je suis vraiment heureux de constater votre hâte de ne plus être président.
— Vraiment ? Vous partagez donc les scrupules de notre camarade ?
— En partie seulement. Étant né riche, je ne suis pas troublé autant que lui par l’idée du vol. Par contre, maintenant que le Congrès a décidé de s’attaquer au problème de la Constitution, j’ai décidé de trouver du temps pour assister aux séances. J’ai l’intention de vous faire nommer roi.
Prof semblait estomaqué.
— Monsieur, si je suis nommé, je refuserai. Si je suis élu, j’abdiquerai.
— Ne prenez pas de décision hâtive. C’est peut-être la seule solution pour obtenir le genre de Constitution que vous désirez. Et que je désire, moi aussi, avec le même manque d’enthousiasme que vous. Vous pourriez fort bien être proclamé roi, et la population vous accepterait ; les Lunatiques ne sont pas obstinément attachés à la république, et je crois qu’ils aimeraient cette solution – son étiquette, ses costumes de cérémonie, sa cour, et ainsi de suite.
— Non !
— Ja, da ! Quand ce moment sera venu, vous ne pourrez pas refuser. Oui, c’est d’un roi que nous avons besoin, et nul autre candidat que vous ne pourrait convenir. Bernardo Ier, roi de la Lune et empereur des espaces environnants.
— Stuart, arrêtez, vous m’indisposez.