— Vous vous ferez à cette idée. C’est parce que je suis démocrate que je suis royaliste. Je ne me laisserai pas plus arrêter par votre répugnance que vous-même par la question du vol.
— Un instant, Stu, ai-je dit. Vous venez de dire que vous étiez royaliste parce que vous étiez démocrate ?
— Naturellement. Seul un roi peut protéger son peuple de la tyrannie… et surtout de la pire de toutes, la sienne. Prof conviendra parfaitement pour ce poste, pour la simple et bonne raison qu’il ne le désire pas. Un ennui, cependant : il est célibataire et sans héritiers. Mais nous allons contourner la difficulté, Mannie : je vous ferai désigner comme son héritier. Son Altesse royale, monseigneur le prince Manuel de La Paz, duc de Luna City, amiral en chef des Forces armées et protecteur du faible et de l’orphelin.
Ahuri, je me suis enfoui le visage dans les mains.
« Oh, Bog ! »
Troisième partie
URGCNEP !
23
Le lundi 12 octobre 2076, vers 19 heures, je rentrais à la maison après une pénible journée passée à régler des questions idiotes dans nos bureaux du Raffles. Une délégation de cultivateurs de céréales désirait voir Prof et on m’avait fait venir parce que celui-ci se trouvait à Hong-Kong Lunaire. Je m’étais montré très sévère à leur égard. Nous avions décrété l’embargo depuis déjà deux mois et les N.F. ne nous avaient pas encore fait la grâce d’user de représailles. Pendant presque tout ce temps, ils avaient ignoré nos réclamations – sans doute parce qu’une quelconque réponse aurait valu reconnaissance. Stu, Sheenie et Prof avaient beaucoup travaillé à forger de fausses nouvelles en provenance de Terra pour conserver chez nous un esprit belliqueux.
Au début, tout le monde gardait sa combinaison pressurisée à portée de main ; les habitants la portaient, le casque sous le bras, dans les corridors, pour aller au travail ou pour en revenir. Mais les Lunatiques se relâchaient à mesure que les jours passaient et qu’il semblait ne plus y avoir de danger ; les combinaisons pressurisées s’avèrent très encombrantes quand on n’en a pas besoin. On commençait même à voir des écriteaux à la porte des bars : LES COMBINAISONS PRESSURISÉES NE SONT PAS ADMISES. Si en rentrant chez lui un Lunatique ne peut s’arrêter boire un demi-litre à cause de sa combinaison pressurisée, il la laissera chez lui ou à la station de métro, ou bien à l’endroit où il s’en sert le plus.
Ma parole ! Moi-même, ce jour-là, j’avais oublié de la prendre : ayant reçu un coup de téléphone me demandant de retourner au bureau, j’étais déjà à mi-chemin quand j’y ai pensé.
Je venais d’atteindre le palier du sas n°13 quand j’ai entendu le bruit qui, plus que tout autre, affole un Lunatique : un chhhhh ! lointain, immédiatement suivi d’un fort courant d’air. Je suis revenu presque instantanément dans le sas, sans réfléchir, pour équilibrer les pressions : une fois la porte bien refermée derrière moi, j’ai couru jusqu’à notre sas particulier. Je l’ai franchi en hurlant :
— Les combinaisons, tout le monde ! Faites rentrer les garçons qui sont dans les tunnels et fermez les portes étanches !
Mamie et Milla étaient les seuls adultes en vue. Elles ont sursauté et, sans dire un mot, se sont affairées. J’ai bondi dans mon atelier pour saisir ma combinaison.
— Mike ! Réponds !
— Je suis là, Man, a-t-il répondu avec calme.
— J’ai entendu le bruit d’une baisse de pression. Que se passe-t-il ?
— C’est au niveau 3, à L City. Une brèche à la station de métro Ouest, déjà en partie colmatée. Six vaisseaux ont aluni : L City est attaquée…
— Quoi ?
— Laisse-moi terminer, Man. Six convoyeurs de troupes ont aluni. L City est attaquée par de l’infanterie, il semble que Hong-Kong le soit aussi mais les communications téléphoniques sont interrompues au relais BL. Johnson City subit également une attaque. J’ai fermé les portes blindées entre J City et le Complexe Inférieur. Je ne peux pas voir Novylen mais les tops des échos radar semblent aussi indiquer une attaque. Même chose pour Churchill et Tycho-Inférieur. Un vaisseau attend sur une orbite elliptique au-dessus de nous, sans doute le vaisseau amiral. Je n’ai pas d’autres échos.
— Six vaisseaux… Où diable étais-tu, TOI ?
Il m’a répondu d’un ton tellement posé que j’ai repris mon aplomb.
— Ils sont arrivés par Farside, Man. Je suis aveugle de ce côté-là. Ils ont atterri en frôlant le sommet des pics ; j’ai même failli ne pas repérer le débarquement sur Luna City. Le vaisseau chargé de J City est le seul que je puisse voir ; pour les autres, je ne puis que conjecturer, à partir des balles traçantes. J’ai entendu l’invasion dans la station Ouest, à L City ; maintenant, je peux entendre les combats de Novylen. Le reste n’est que suppositions, mais avec plus de 99 % de probabilité. Je t’ai immédiatement appelé, de même que Prof.
J’ai retenu un instant ma respiration.
— Opération Roc Dur, exécution immédiate !
— C’est déjà programmé. Man. Comme je ne pouvais pas te joindre, je me suis servi de ta voix. Tu veux que je repasse ce que tu as dit ?
— Niet !… Si ! Yes ! Da !
Je « me » suis donc entendu dire à l’officier de garde à la vieille catapulte de déclencher l’alerte rouge « Roc Dur » : première charge prête à tirer, d’autres sur les convoyeurs, rassemblement immédiat du personnel, mais aucun tir avant que j’en donne personnellement l’ordre… puis feu à volonté, par rafales. Et « je » l’avais fait répéter.
— Parfait, ai-je dit à Mike. Les opérateurs des foreuses-canons ?
— J’ai encore utilisé ta voix, Man. J’ai fait sonner le rassemblement et les ai envoyés dans les salles d’alerte. Ce vaisseau amiral n’atteindra pas l’aposélénie avant 3 heures, 4 minutes, 7 secondes. Pas d’autre cible avant cinq heures.
— Il n’est pas impossible qu’il change de trajectoire pour nous envoyer des missiles.
— Ne t’affole pas, Man. Un missile, je le verrais arriver avec quelques minutes d’avance. C’est maintenant le plein clair de Terre… Tu es sûr de vouloir exposer les hommes ainsi ? Inutilement ?
— Euh… Désolé, tu as raison. Il vaut mieux que je parle avec Greg.
— Play-back, je l’ai déjà fait…
… et j’ai encore une fois entendu « ma » voix s’adressant à mon co-mari qui se trouvait à la Mare Undarum : « Je » paraissais tendu mais calme malgré tout. Mike lui avait exposé la situation, lui avait dit de se préparer à lancer l’opération « Fronde de David » et de se tenir prêt pour le tir en rafales. « Je » lui avais garanti que le maître ordinateur resterait fidèle au poste, que l’on pouvait compter sur ses programmations et que des déviations seraient automatiquement installées en cas d’interruption des transmissions. Je lui avais aussi sommé de prendre le commandement et de décider seul si les transmissions s’arrêtaient et n’étaient pas rétablies au bout de quatre heures – il lui faudrait écouter la radio terrestre et agir en conséquence.
Greg, toujours calme, avait répété les ordres puis m’avait doucement dit :
— Mannie, tu diras à la famille que je les aime.
Mike m’avait fait beaucoup d’honneur : il avait répondu à ma place, avec juste ce qu’il fallait d’émotion :
— Je leur dirai… et, tu sais, Greg, je t’aime, moi aussi.
— Je le sais, Mannie… Et je vais prier pour loi.
— Merci, Greg.
— Au revoir. Va rejoindre ton poste.