Il hocha la tête.
— Que lisez-vous ?
— Le manuel de contrôle des logiciels. David s’inquiète qu’en l’absence de Wakefield nous ne puissions pas les tester. J’apprends à interpréter les résultats de leurs autodiagnostics.
— Whew. C’est plutôt ardu, pour une journaliste.
— C’est plus simple qu’il n’y paraît, répondit-elle en riant. Il suffit d’avoir un esprit logique. Il est possible que je me reconvertisse dans le technique, à mon retour sur Terre.
O’Toole se prépara un sandwich, prit une boîte de lait et alla s’asseoir près de Francesca. Elle posa la main sur son avant-bras.
— À propos de reconversions, Michael, avez-vous décidé ce que vous ferez ?
— De quoi voulez-vous parler ?
— Me voici confrontée à un dilemme classique pour les membres de ma profession, mon cher ami. Je suis tiraillée entre mes devoirs de journaliste et mes sentiments.
Il cessa de mâchonner son sandwich.
— Heilmann vous en a parlé ? Elle le confirma d’un signe de tête.
— Je ne suis pas stupide, Michael, et je l’aurais découvert tôt ou tard. En outre, c’est un scoop. Peut-être le plus grand de la mission. Pouvez-vous imaginer le titre du journal de vingt heures : « Le général américain refuse d’exécuter l’ordre de détruire Rama » ?
Il fut aussitôt sur la défensive.
— Je n’ai pas refusé. Selon la procédure prévue, je ne devrai fournir mon code que lorsque les bombes auront été sorties des conteneurs…
— … et seront prêtes à être installées dans leurs berceaux, termina-t-elle à sa place. Autrement dit dans environ dix-huit heures. Demain matin, si tout se passe bien. Je compte être présente pour filmer cet événement historique. (Elle se leva.) Et, Michael, au cas où vous vous poseriez la question, je n’ai pas mentionné cet appel à Norimoto dans mes comptes rendus. Il est possible que je fasse allusion à cet entretien dans mes Mémoires, mais je ne les publierai pas avant au moins cinq ans.
Elle se tourna pour le regarder droit dans les yeux.
— Si vous ne faites pas le bon choix, mon ami, vous passerez du jour au lendemain du statut de héros international à celui de pauvre type. J’espère que vous pèserez mûrement votre décision.
55. LA VOIX DE SAINT MICHEL
Le général O’Toole passa l’après-midi dans sa cabine et ce fut par le circuit vidéo interne qu’il regarda Tabori et Yamanaka préparer les armes nucléaires. Son indisposition l’exemptait de cette corvée. Les deux hommes procédèrent aux vérifications avec une décontraction telle que nul n’aurait pu croire que ces engins devaient détruire la plus impressionnante des réalisations techniques jamais vues par des hommes.
O’Toole appela sa femme peu avant le dîner. Ils se rapprochaient rapidement de la Terre et le délai de transmission et de réception se réduisait désormais à trois minutes, ce qui rendait possibles des semblants de conversations bilatérales. Son entretien avec Kathleen fut cordial et posé. Il envisagea un bref instant d’informer son épouse du dilemme auquel il était confronté mais se ravisa en pensant que le vidéophone ne constituait pas un moyen de communication des plus sûrs. Ils se déclarèrent tous deux impatients d’être réunis dans un futur très proche.
Le général prit son repas avec l’équipage. Janos était turbulent et distrayait ses collègues en leur relatant son après-midi passé en compagnie des « obus », ainsi qu’il les appelait.
— À un stade, dit-il à Francesca qui riait sans interruption depuis le début, quand ils ont tous été en rang d’oignons, comme des dominos, j’ai fichu une sacrée frousse à Yamanaka. J’ai poussé le premier et ils ont basculé de tous les côtés. Patatras ! Hiro a cru qu’ils allaient exploser.
— Il ne vous est pas venu à l’esprit que certains composants risquaient d’être endommagés ? demanda David Brown.
— Non. Il est précisé dans le manuel remis par Otto que ces bombes sont à toute épreuve et qu’elles pourraient tomber du sommet de la Trump Tower sans se casser. De plus, elles n’ont pas encore été amorcées. N’est-ce pas, Herr amiral ?
Heilmann l’approuva d’un signe de tête et il se lança dans une autre anecdote. Le général O’Toole s’esquiva dans un des refuges de son esprit, confronté au rapport existant entre ce qui était stocké dans la soute de l’appareil militaire et un nuage fongiforme autrefois vu dans le Pacifique…
Ce fut Francesca qui le ramena au présent.
— Vous recevez un appel urgent sur votre ligne privée, Michael, lui dit-elle. Le président Bothwell s’adressera à vous dans cinq minutes.
Les conversations s’interrompirent tout autour de la table.
— Mazette ! s’exclama Janos en souriant. Vous avez de sacrées relations. Ce n’est pas à moi que Bothwell le Cogneur passerait un coup de fil.
Le général O’Toole les pria de l’excuser et regagna sa cabine. Il doit savoir, se dit-il en attendant avec impatience que la liaison fût établie. Mais c’est normal. N’est-il pas le président des États-Unis d’Amérique ?
O’Toole était depuis toujours un grand amateur de baseball, avec une nette préférence pour les Red Sox de Boston. En 2141 les faillites du Grand Chaos avaient sonné le glas de ce sport, mais les championnats avaient repris seulement quatre ans plus tard. En 2148, à l’âge de six ans, il avait accompagné son père au Fenway Dome où les Red Sox affrontaient les Havana Hurricanes. Et cette rencontre avait été à l’origine d’une passion qui n’avait fait depuis que se renforcer.
Sherman Bothwell, un premier base gaucher qui avait joué dans l’équipe des Red Sox de 2172 à 2187, était devenu très célèbre. Sa simplicité et le goût démodé du travail bien fait de ce natif du Missouri étaient aussi exceptionnels que ses cinq cent vingt-sept tours des bases complets réussis pendant ses seize années passées dans ce grand club. Sa carrière avait connu une fin brutale quand sa femme était morte dans un accident nautique. L’abnégation dont il avait ensuite fait preuve pour élever ses enfants avait suscité une admiration unanime.
Trois ans plus tard, quand il avait épousé Linda Black, la fille préférée du gouverneur du Texas, nombreux étaient ceux qui pensaient qu’il envisageait de faire une carrière politique. Son ascension avait été rapide. Premier adjoint du gouverneur, puis gouverneur et candidat aux élections présidentielles, il avait été porté à la Maison-Blanche par un raz de marée de suffrages en 2196 et les spécialistes prévoyaient qu’il battrait à plate couture le candidat des conservateurs chrétiens lors des prochaines élections de 2200.
— Allô, général O’Toole, dit en souriant l’homme en costume bleu qui apparut sur l’écran. Je suis Sherman Bothwell, votre président.
Il n’utilisait pas de notes et se penchait en avant dans son fauteuil, coudes posés sur ses cuisses et mains jointes devant lui. Il s’adressait à O’Toole comme s’ils étaient assis dans le même salon.
— Depuis votre départ, j’ai suivi le déroulement de la mission Newton avec un vif intérêt – comme d’ailleurs tous les membres de ma famille, dont Linda et nos quatre enfants – mais mon attention a été encore plus grande ces dernières semaines, alors que des tragédies endeuillaient votre équipe. Seigneur, qui aurait pu supposer qu’une chose telle que Rama pouvait exister ? C’est vraiment stupéfiant…
« Mais j’ai appris par nos représentants auprès du C.D.G. qu’on vous a donné l’ordre de détruire ce vaisseau. Je sais qu’une telle décision n’a pas été prise à la légère et que de lourdes responsabilités pèsent désormais sur vos épaules, mais je suis convaincu que cette option est la meilleure.