Le général O’Toole hésitait toujours. Il ne savait pas encore quelle serait sa décision. Qu’il eût reçu un ordre officiel de ses supérieurs pesait lourdement dans la balance. Il avait non seulement fait vœu d’obéissance mais également juré de protéger toutes les Courtney Bothwell de la planète. Pour justifier un parjure, il lui fallait établir que les instructions reçues étaient inacceptables.
Tant qu’il considérait Rama comme une machine, envisager sa destruction ne lui posait pas un véritable cas de conscience. Nul Raméen ne serait tué, après tout. Mais qu’avait dit Wakefield, déjà ? Que ce vaisseau semblait être par lui-même plus intelligent que toute créature d’origine organique vivant sur Terre, les êtres humains inclus. Et une intelligence mécanique ne devait-elle pas occuper une place particulière au sein de l’éventail des créations divines, peut-être supérieure à celle d’autres formes de vie ?
Finalement, le général O’Toole succomba à la fatigue. Il ne lui restait plus assez d’énergie pour résister à l’assaut incessant d’une multitude de questions sans réponse. Il décida à contrecœur d’interrompre son débat intérieur et d’exécuter les ordres reçus.
Il lui fallait pour cela se rappeler son code, une suite de cinquante chiffres de zéro à neuf connue de lui seul. Avant leur départ de la Terre, il avait personnellement fourni cette clé aux microprocesseurs des armes nucléaires. Sa longueur avait pour but de réduire les risques qu’elle fût trouvée par des logiciels de déchiffrage. Chaque officier qui participait à l’expédition devait établir un code satisfaisant à deux critères : être facilement mémorisable mais pas pour autant aisé à déduire, comme par exemple une succession de numéros de téléphone qu’un tiers n’aurait guère eu de difficultés à dénicher dans les fichiers personnels.
Pour des raisons sentimentales, il avait malgré tout inséré dans cette clé sa date de naissance, le 29.3.42, et celle de sa femme, le 7.2.46. Conscient que tout spécialiste du décryptage les chercherait en premier lieu, il avait décidé de les disperser parmi les autres chiffres. Mais, et ces derniers ? Il en restait quarante et un à trouver, un nombre qui le fascinait depuis une soirée organisée par les étudiants de première année du M.I.T. Un de ses camarades, un théoricien brillant au nom depuis longtemps oublié, lui avait déclaré, dans le cadre d’une discussion d’ivrognes, que 41 était « très spécial, le premier entier de la plus longue série de premiers quadratiques ».
S’il n’avait jamais pleinement appréhendé la signification de l’expression « premiers quadratiques », il savait que la chaîne, 41, 43, 47, 53, 61, 71, 83, 97 – constituée de nombres trouvés en ajoutant au dernier la différence d’avec le précédent augmentée de 2 – fournissait quarante nombres premiers consécutifs. La série ne s’achevait que lorsque le quarante et unième nombre de la série n’était plus un premier, soit 41 × 41 = 1681. O’Toole n’en avait parlé qu’une seule fois, à Kathleen, à l’occasion de son quarante et unième anniversaire, et le peu d’intérêt suscité par cette révélation l’avait dissuadé d’aborder à nouveau ce sujet avec quiconque.
Mais c’était parfait pour un code secret, surtout s’il prenait soin d’embrouiller les pistes. Pour l’établir, il prépara tout d’abord une suite de quarante et une unités composées de la somme des deux premiers chiffres du terme correspondant dans la série des premiers quadratiques débutant par 41. Ainsi commençait-il par un « 5 » (la somme des composants de 41), suivi d’un « 7 » pour 43, « 1 » pour 47 (4 + 7 = 11, qu’il suffisait de tronquer), « 8 » pour 53, etc. Il y inséra ensuite les deux dates de naissance en déterminant grâce à l’inverse de la séquence de Fibonacci (34, 21, 13, 8, 5, 3, 2, 1, 1) l’emplacement occupé par ces neufs nouveaux éléments dans la série de quarante et un chiffres déjà établie.
Garder le résultat à l’esprit n’était pas aisé, mais il refusait de le coucher par écrit. N’importe qui aurait pu le lui subtiliser et l’utiliser avec ou sans sa permission, ce qui lui eût fait perdre toute possibilité de revenir éventuellement sur sa décision. Il grava donc la série dans sa mémoire puis effaça ses calculs et se rendit dans le réfectoire pour prendre son petit déjeuner en compagnie des autres cosmonautes.
— Je vous remets une copie de mon code, Francesca, et à vous aussi, Irina. La dernière est pour Hiro Yamanaka. Désolé, Janos, ajouta Heilmann en arborant un large sourire, mais il ne reste plus d’obus pour vous. Le général O’Toole vous laissera peut-être fournir son code à une des bombes.
— Ne vous tracassez pas pour moi, Herr amiral, répondit Tabori en grimaçant. Il existe des privilèges dont je peux me passer.
Heilmann avait soigné la séance de présentation de l’amorçage des armes nucléaires et fait imprimer plusieurs exemplaires de son code. Il tirait visiblement du plaisir à expliquer à ses collègues de quelle manière il l’avait mis au point. À présent, il les invitait avec sollicitude à apporter leur contribution à l’œuvre de destruction.
Francesca était aux anges. Ce reportage s’annonçait excellent. O’Toole pensa que c’était elle qui avait dû suggérer à Heilmann d’organiser une pareille mise en scène, mais il ne tarda guère à reporter son attention sur d’autres sujets. Son calme le sidérait. Après s’être livré à une introspection frénétique et pénible, il accomplirait son devoir sans la moindre hésitation.
Ce fut avec nervosité que l’amiral Heilmann tapa son code sur le pavé numérique de la première bombe (il reconnut qu’il se sentait un peu tendu), et il oublia où il en était. Les concepteurs avaient prévu une telle éventualité et installé deux voyants, un vert et un rouge, dans la partie supérieure des claviers. Sitôt que dix chiffres étaient saisis, l’un d’eux s’allumait pour indiquer si cet élément du code était ou non correct. Les responsables de la sécurité avaient exprimé leurs inquiétudes de voir cette modification compromettre la fiabilité du système (il était plus rapide de trouver une combinaison de dix chiffres que de cinquante), mais les tests effectués avant le lancement avaient démontré l’utilité de tels témoins.
À la fin de la deuxième série de dix chiffres la lumière rouge clignota.
— J’ai dû me tromper quelque part, marmonna Heilmann avec embarras.
— Plus fort, réclama Francesca.
Elle filmait la scène et veillait à garder en permanence toutes les bombes et leurs berceaux dans le champ de sa caméra.
— J’ai fait une erreur, répéta l’amiral. Vos commentaires m’ont distrait. Mais je devrai attendre trente secondes avant de pouvoir recommencer.
Quand Heilmann eut terminé, le Dr Brown se mit à l’ouvrage sur la deuxième bombe. Il semblait presque s’ennuyer. En tout cas, cet « honneur » ne lui inspirait aucun enthousiasme. Ensuite, ce fut au tour d’Irina Turgenyev qui fit un commentaire concis mais plein de conviction sur la nécessité de détruire Rama.
Ni Hiro Yamanaka ni Francesca ne dirent un mot, mais l’Italienne les impressionna tous en fournissant les trente premiers chiffres de mémoire bien qu’elle n’eût découvert le code d’Heilmann qu’une heure plus tôt. C’était un exploit.
Vint le tour du général O’Toole, qui s’avança avec un sourire plein d’assurance. Ses compagnons l’applaudirent, pour exprimer le respect qu’il leur inspirait et reconnaître l’âpreté du combat intérieur qu’il avait dû mener. Il réclama le silence et expliqua qu’il avait mémorisé les cinquante chiffres. Il saisit la première dizaine puis fit une pause d’une seconde lorsque le voyant vert s’alluma. À cet instant, il revit dans son esprit une des fresques du premier étage de la chapelle Saint-Michel, à Rome. Un jeune homme en robe bleue levait les yeux vers le ciel, dressé sur les marches du monument à Victor-Emmanuel pour prêcher aux multitudes rassemblées autour de lui. Et le général entendit une voix puissante lui ordonner :