O’Toole alla se joindre au reste de l’équipe pour un dîner d’adieux avant que Brown, Sabatini, Tabori et Turgenyev ne repartent pour la Terre. Sa présence gâcha les festivités. Irina fut la plus désagréable. Elle lui adressa des reproches haineux et refusa de s’asseoir à sa table. David Brown ne lui prêta pas attention et ne parla en se perdant dans les détails que du laboratoire qu’on construisait au Texas pour étudier le crabe biote capturé. Seuls Francesca et Janos se montrèrent amicaux avec le général qui retourna dans sa cabine dès la fin du dîner, sans saluer personne.
Le lendemain matin, moins d’une heure après le départ du vaisseau scientifique, il appela l’amiral Heilmann pour solliciter une entrevue.
— Vous avez enfin changé d’avis ? demanda l’Allemand quand O’Toole entra dans son bureau. Parfait. Il n’est pas trop tard. Nous sommes seulement à I-12 jours. Si nous ne perdons plus de temps, nous pourrons faire sauter les bombes à I – 9.
— Je suis sur le point de prendre une décision, Otto, mais je ne l’ai pas encore fait. J’ai longuement réfléchi à la situation et deux choses pourraient m’aider : m’entretenir avec le pape et descendre dans Rama.
Heilmann fut visiblement dépité par sa réponse.
— Merde, voilà que ça recommence. Nous…
— Vous ne comprenez pas, Otto, lui dit l’Américain en le fixant droit dans les yeux. C’est pour vous une excellente nouvelle. Sauf s’il se produit un imprévu pendant ma conversation avec le souverain pontife ou ma visite du vaisseau extraterrestre, j’amorcerai ces engins dès mon retour.
— Est-ce bien vrai ?
— Vous avez ma parole.
Le général O’Toole exprima tout ce qui le tourmentait dans le long monologue qu’il adressa au pape. Il savait que des tiers l’écoutaient mais n’en faisait pas cas. Une seule chose importait pour lui : pouvoir exécuter ses ordres en ayant bonne conscience.
Puis il attendit la réponse, avec impatience. Quand l’image de Jean-Paul V apparut finalement sur l’écran, ce dernier était assis dans la salle du Vatican où avait eu lieu leur rencontre. Cette fois, il dissimulait dans sa main droite un ordinateur de poche auquel il jetait parfois des coups d’œil.
— J’ai prié pour vous, mon fils, dit-il. Surtout cette dernière semaine, depuis que vous êtes confronté à ce cas de conscience. Je n’ai aucun conseil à vous donner. Je m’interroge autant que vous. Nous pouvons seulement espérer que Dieu, dans Sa sagesse, répondra sans ambiguïté à vos prières.
« Mais vous avez abordé des questions d’ordre spirituel et je puis faire quelques commentaires en espérant qu’ils vous seront utiles. Je ne saurais dire si la voix que vous entendez est ou non celle de saint Michel, ou si vous avez eu ce que l’on appelle une révélation, mais je sais que des hommes font des expériences que l’on qualifie de mystiques parce qu’il n’existe pas de terme plus approprié pour les définir. C’est un fait avéré que ne peuvent expliquer ni le rationalisme ni la science. Avant de devenir l’apôtre Paul, Saul de Tarse a été aveuglé par une lumière céleste qui l’a poussé à se convertir au christianisme. Cette voix est peut-être celle de saint Michel, vous seul pouvez en décider.
« Comme nous en avons discuté voici trois mois, Dieu a certainement créé les Raméens. Mais il a aussi créé les virus et les bactéries qui infligent aux hommes la mort et la souffrance. Pour pouvoir Lui rendre grâces, à titre individuel ou collectif, notre espèce doit survivre. Il ne pourrait exiger de nous que nous nous laissions anéantir sans réagir.
« Le rôle de Rama en tant qu’annonciateur possible de la seconde venue du Christ pose un problème plus délicat. On trouve au sein même de l’Église des prêtres qui partagent sans réserve le point de vue de saint Michel, mais ils ne sont qu’une minorité. Pour la plupart d’entre nous, les deux Rama sont spirituellement trop stériles pour avoir un statut d’envoyés de Dieu. Ce sont des réalisations merveilleuses sur le plan technologique, certes, mais on ne peut y trouver la chaleur humaine, la compassion et les autres qualités rédemptrices associées au Christ. Il est en conséquence peu vraisemblable que leur passage ait une quelconque signification religieuse.
« Prendre cette pénible décision vous revient. Continuer de prier s’impose, mais les indices de la volonté divine que vous cherchez sont peut-être moins spectaculaires que vous ne le pensez. Dieu ne S’adresse pas à tous de la même façon, pas plus que Ses messages n’ont toujours la même force. N’oubliez pas une dernière chose. Lorsque vous visiterez Rama en quête d’un signe, les prières d’une multitude d’hommes vous accompagneront. Je sais que Dieu vous fournira une réponse, mais vous seul pourrez la reconnaître en tant que telle et l’interpréter.
Le pape le bénit et récita un « Notre-Père ». Le général O’Toole s’agenouilla et psalmodia la prière à l’unisson de son chef spirituel. Quand l’écran redevint vierge, il se répéta ce que venait de lui dire le souverain pontife et se sentit soulagé. Je suis sur la bonne voie, pensa-t-il, mais je ne dois pas m’attendre à voir apparaître des anges qui me dicteront ce que je dois faire sur un accompagnement de trompettes.
O’Toole n’avait pas prévu ce qu’il ressentirait en entrant dans Rama. Peut-être était-ce simplement dû aux dimensions imposantes de ce vaisseau, bien plus grand qu’aucun ouvrage jamais construit par des hommes. Son long séjour à bord de Newton et sa tension nerveuse ajoutaient peut-être à l’intensité de ce qu’il éprouvait. Toujours est-il qu’il fut sidéré par ce qu’il découvrit en descendant seul dans le cylindre géant.
Nulle caractéristique particulière n’occupait une place prépondérante dans son esprit. Sa gorge se serra et ses yeux s’humidifièrent à plusieurs occasions : au cours de sa descente par le télésiège, quand il porta le regard sur la Plaine centrale et les longues tranchées illuminées qui faisaient office de soleils, quand il se tint à côté du V.L.R. sur les berges de la mer Cylindrique pour admirer avec ses jumelles les étranges gratte-ciel de New York, et quand il resta bouche bée – comme l’avaient fait avant lui tous les autres cosmonautes – face aux tours démesurées renforcées par des arcs-boutants qui se dressaient dans la cuvette sud. La majesté de tout cela lui imposait de l’admiration et du respect, quelque chose d’apparenté à ce qu’il avait ressenti en entrant pour la première fois dans une des vieilles cathédrales d’Europe.
Il passa la nuit raméenne à Bêta, dans une des huttes laissées par ses collègues lors de leur seconde sortie. Il trouva le message de Wakefield, vieux de deux semaines, et envisagea un bref instant d’assembler le voilier et de tenter la traversée de la mer Cylindrique. Mais il comprit que ce serait peine perdue et se rappela le véritable but de sa venue en ce lieu.
Il finit par admettre que, bien qu’indéniable, la beauté de Rama ne devait pas influencer sa décision. Avait-il vu un signe qui lui permettrait de justifier une désobéissance aux ordres reçus ? Non, se répondit-il à contrecœur. Quand les soleils se rallumèrent à l’intérieur du cylindre géant, il venait de prendre la décision d’amorcer les bombes avant la prochaine nuit raméenne.