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Takagishi s’interrompit pour boire. À la fois surprise et impressionnée par l’intensité de ses émotions, Nicole attendit sans rien dire qu’il décidât de continuer.

— Je me savais bien placé pour être retenu en tant que membre de cette équipe, pas uniquement à cause de mes travaux, dont l’Atlas de Rama, mais parce qu’une de mes relations, Hisanori Akita, représentait le Japon au sein du comité de sélection. Quand seuls huit scientifiques restèrent en lice, Akita-san m’informa que ceux qui avaient le plus de chances d’être sélectionnés étaient le Dr Brown et moi-même. Vous savez qu’on n’avait jusqu’alors procédé à aucun examen médical.

C’est exact, se souvint Nicole. Les responsables ont attendu qu’il ne reste que quarante-huit candidats pour les envoyer passer les tests à Heidelberg. Et mes confrères allemands ont respecté les critères d’admission à la lettre. Sur les vingt diplômés de l’Académie cinq ont été éliminés. Dont Alain Blamont.

— Quand votre compatriote Blamont a été éliminé à cause d’un souffle au cœur insignifiant et que le Comité de sélection a rejeté son appel, alors que cet homme avait déjà effectué une douzaine de missions importantes pour l’A.S.I… Eh bien, j’ai cédé à la panique.

Le physicien japonais la fixait droit dans les yeux, pour l’implorer de comprendre.

— Je craignais de perdre cette opportunité unique, à cause d’un problème mineur qui ne m’avait jamais handicapé.

Il prit le temps de choisir ses mots avec soin.

— Ce que j’ai fait est répréhensible et méprisable, mais je ne pouvais renoncer à cette chance de déchiffrer la plus grande énigme de l’histoire de l’humanité par la faute de médecins bornés incapables de définir les critères d’admission autrement qu’en termes de valeurs numériques.

Le Dr Takagishi termina son récit sans l’enjoliver. Il était désormais très posé. L’enthousiasme dont il avait fait preuve pour parler des Raméens s’était évaporé et il s’exprimait avec clarté et concision. Il expliqua comment il avait persuadé son médecin de famille de falsifier son dossier médical et de lui prescrire un produit qui régulariserait la dilatation de ses cavités cardiaques lors des deux journées d’examens à Heidelberg. Il s’agissait d’un médicament récent mais sans effets secondaires. Takagishi avait été sélectionné, avec le Dr David Brown. Il s’était cru tiré d’affaire jusqu’au jour où Nicole avait annoncé qu’elle souhaitait recommander l’usage des sondes Hakamatsu pendant la mission.

— Je comptais prendre ces pilules pour les contrôles hebdomadaires, et vous n’auriez rien remarqué. Mais il est impossible de duper un système de surveillance permanent… le médicament dont je vous parle est trop dangereux pour qu’on puisse l’employer de façon continue.

Vous avez donc cherché un autre moyen, devina Nicole. Avec ou sans l’aide d’Hakamatsu vous avez programmé des fourchettes assez larges pour que les sécurités ne se déclenchent pas. Il ne vous restait qu’à espérer que je ne demanderais pas un transfert biométrique complet. Elle comprenait désormais pourquoi il l’avait invitée à venir de toute urgence au Japon. Et il va me demander de fermer les yeux.

— Watakushi no doryo wa, wakarimas, lui dit-elle pour exprimer sa sympathie. Votre gêne est évidente. Il n’est pas nécessaire de me dire comment vous avez trompé les sondes d’Hakamatsu.

Elle fit une pause et le vit se détendre.

— Mais si j’ai bien compris, vous voudriez que je devienne votre complice. Vous êtes conscient que je ne peux taire la vérité si je n’ai pas la certitude que vous n’avez qu’un problème cardiaque mineur, pour vous citer, et qu’il ne risque pas de compromettre la réussite de notre mission. Faute de quoi je devrai…

— Madame Desjardins, l’interrompit Takagishi. Je tiens votre intégrité en haute estime et je ne vous demanderai jamais, je dis bien jamais, de passer sous silence mon insuffisance cardiaque si vous ne la jugez pas insignifiante.

Il la fixa sans mot dire pendant quelques secondes.

— Quand Hakamatsu m’a téléphoné, j’ai envisagé d’organiser une conférence de presse pour annoncer ma démission. Mais pendant que je réfléchissais aux propos que je tiendrais aux journalistes je pensais au Dr Brown. Mon collègue américain est un chercheur valable, mais il se croit infaillible. Mon meilleur remplaçant serait le Pr Wolfgang Heinrich de Bonn. Il a publié d’excellents articles sur Rama mais, comme Brown, il est persuadé que ces visites célestes sont le fruit du hasard, sans le moindre rapport avec nous et notre planète.

La passion redonnait de l’éclat à ses yeux.

— Je ne peux renoncer si près du but, sauf si vous ne m’en laissez pas le choix. Je crains qu’en raison de leurs opinions préconçues Brown et Heinrich laissent passer des indices.

Au-delà de Takagishi trois moines bouddhistes suivaient d’un pas rapide le sentier qui menait au bâtiment principal du temple. Malgré le froid, ils ne portaient que leur traditionnel manteau gris anthracite et des sandales. L’homme de science japonais proposa à Nicole d’aller voir son médecin et d’étudier ses antécédents médicaux. Si elle le désirait, ajouta-t-il, ils lui remettraient un cube de données qu’elle pourrait ramener en France et consulter à sa guise.

Nicole l’écoutait depuis près d’une heure et elle laissa son attention se reporter sur les moines qui gravissaient l’escalier du temple. Ils ont un regard si serein, pensa-t-elle. Ils ont chassé toutes les contradictions hors de leur existence. Cet état d’esprit peut parfois avoir un aspect positif. Il existe une réponse à tout. Elle les envia un instant avant de se demander comment elle réglerait le dilemme posé par le Dr Takagishi. Il n’est pas un cadet de l’espace, il ne joue pas un rôle capital dans le succès de la mission. Et il a en partie raison. Les praticiens chargés de la sélection ont été trop sévères, ils n’auraient jamais dû éliminer Alain. Il serait regrettable que…

— Daijobu, lui dit-elle. Je vous accompagne chez votre médecin et si rien ne m’inquiète outre mesure j’emporterai votre dossier médical pour le consulter à tête reposée.

Le visage de Takagishi parut rayonner.

— Mais je vous avertis, ajouta-t-elle. Si je trouve quoi que ce soit de douteux ou la preuve que vous me dissimulez des informations, j’exigerai votre démission immédiate.

— Merci, merci beaucoup, répondit le Dr Takagishi qui se leva pour pouvoir s’incliner devant elle. Merci mille fois.

10. LE COSMONAUTE ET LE PAPE

Le général O’Toole n’avait dormi que deux heures. Fébrilité et décalage horaire s’étaient associés pour l’empêcher de trouver le sommeil. De son lit, il avait longuement étudié la fresque bucolique sur la paroi de sa chambre d’hôtel et compté deux fois les animaux qui y étaient représentés, sans s’assoupir pour autant.

Il inspira à pleins poumons afin de se détendre. D’où provient cette nervosité ? se demanda-t-il. C’est un homme comme les autres. Enfin, presque. Il se redressa dans son fauteuil et sourit. Il était 10 heures du matin et il attendait dans une antichambre du Vatican d’être reçu en privé par le vicaire du Christ, le pape Jean-Paul V.