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Devant le onzième tableau Michael Ryan O’Toole, catholique américain originaire de Boston et âgé de cinquante-sept ans, tomba à genoux et pleura comme l’avaient fait avant lui des milliers de pèlerins. On y voyait la même scène que dans le précédent, mais à une heure d’intervalle, soixante minutes après qu’une bombe nucléaire de soixante-quinze kilotonnes dissimulée dans un camion de l’équipe de sonorisation garé près de la colonne Trajane eut explosé et projeté son hideux nuage fongiforme au-dessus de la ville. Dans un rayon de deux cents mètres tout avait été instantanément désintégré. Michel, la piazza Venezia, le monument à Victor-Emmanuel, il ne subsistait plus rien. À l’épicentre de l’explosion on ne voyait qu’un trou. Et autour de ce cratère, là où l’annihilation n’avait pas été totale, régnait une horreur à même d’ébranler les plus endurcis.

Seigneur, murmura le général O’Toole entre deux sanglots, aide-moi à assimiler le sens du message que contient la vie de saint Michel. Permets-moi de comprendre en quoi je puis apporter ma modeste contribution à Tes projets. Guide celui qui s’apprête à être Ton émissaire auprès des Raméens.

12. RAMÉENS ET ROMAINS

— Alors, qu’en penses-tu ?

Nicole Desjardins se leva et tourna lentement sur elle-même devant l’objectif de la caméra. Elle portait une robe blanche moulante en tissu extensible. Le vêtement s’arrêtait juste au-dessous des genoux et un galon soulignait ses manches de l’épaule au poignet en passant sous le coude. Un large ceinturon noir était assorti à ce filet décoratif, ses cheveux et ses escarpins. Ses cheveux, rassemblés sur sa nuque par un peigne, descendaient librement jusqu’à sa taille. Son unique bijou était un bracelet en or incrusté de trois rangées de petits diamants.

— Tu es magnifique, maman, lui répondit Geneviève depuis l’écran. Je ne t’avais encore jamais vue en tenue de soirée, ni avec les cheveux tombants. Tu as égaré ton survêt ? Quand doivent débuter les festivités ?

— À 21 h 30, et je crains qu’il ne faille attendre longtemps le repas. Je prendrai un en-cas avant de partir, pour ne pas risquer de mourir d’inanition.

— N’oublie pas, maman. J’ai lu dans Aujourd’hui que mon chanteur préféré sera présent. Tu m’as promis de dire à Jean LeClerc que ta fille le trouve absolument divin !

Nicole s’autorisa un sourire.

— Tu peux compter sur moi, ma chérie. Mais il est probable qu’il se méprendra sur mes intentions. D’après les rumeurs, ton idole s’imagine que toutes les femmes sont folles de lui.

Elle fit une pause.

— Où est ton grand-père ? Ne devait-il pas venir te rejoindre ?

— Me voici, dit alors le père de Nicole dont le visage buriné et souriant se matérialisa près de celui de sa fille sur l’écran du vidéophone. Je viens de terminer un chapitre de mon nouveau livre sur Abélard. Je ne pensais pas que tu appellerais si tôt.

Pierre Desjardins était un romancier à succès. Depuis la mort tragique de son épouse, la fortune et la réussite semblaient sourire à cet homme désormais âgé de soixante-dix ans.

— Tu es magnifique ! s’exclama-t-il après avoir vu Nicole. As-tu acheté cette robe à Rome ?

— Non, papa, répondit-elle en se tournant une fois de plus pour lui permettre de la voir de dos. Je me la suis offerte pour le mariage de Françoise, il y a trois ans. Mais je n’ai naturellement pas eu l’occasion de la mettre. Tu ne la trouves pas trop dépouillée ?

— Pas du tout. Je dirais même qu’elle convient à merveille pour une folle équipée de ce genre. Si les habitudes n’ont pas changé depuis l’époque où je me rendais à de telles soirées, les femmes porteront leurs vêtements et leurs bijoux les plus extravagants et coûteux. Tu feras sensation, avec cette tenue blanc et noir très simple. Et je ne te parle pas de ta coiffure. Tu es parfaite.

— Merci. Je sais que tu n’es pas objectif mais j’adore écouter tes compliments.

Elle regarda son père et sa fille, ses seuls compagnons depuis sept ans.

— Ma nervosité me surprend. Je serai sans doute moins tendue le jour où nous nous poserons sur Rama. Je me sens hors de mon élément, en société, et j’ai un mauvais pressentiment inexplicable. Tu te souviens de ce que j’ai ressenti quand j’étais petite, deux jours avant la mort de notre chien ?

Son père cessa de sourire.

— Tu devrais peut-être rester à ton hôtel. Tes prémonitions n’ont été que trop souvent confirmées. Je n’oublierai jamais que tu t’inquiétais pour maman, juste avant que ce message nous parvienne…

— Ce n’est pas aussi intense, et je n’aurais aucune excuse pour leur faire faux bond. Tout le monde m’attend. Surtout les journalistes, d’après Francesca Sabatini. Elle est toujours irritée parce que j’ai refusé de lui accorder une interview sur ma vie privée.

— En ce cas, vas-y. Mais essaie de te distraire. Ne prends pas la vie trop au sérieux, pour un soir.

— Et n’oublie pas de saluer Jean LeClerc de ma part, ajouta Geneviève.

— Vous allez me manquer, à minuit. Je n’ai pas passé un seul nouvel an loin de vous depuis 2194.

Elle se tut, le temps de se remémorer ces fêtes de famille.

— Soyez bien sages, tous les deux. Vous savez à quel point je tiens à vous.

— Je t’aime aussi, maman, lui cria Geneviève. Son père la salua de la main.

Nicole coupa la liaison et regarda sa montre. On ne passerait la prendre que dans une heure. Elle alla jusqu’au terminal pour commander un en-cas et opta pour un bol de minestrone accompagné d’une petite bouteille d’eau minérale. L’ordinateur l’informa que l’attente durerait de seize à dix-neuf minutes.

Je dois absolument me détendre, se dit-elle. Elle feuilleta le magazine Italia afin de vider son esprit. Une interview de Francesca Sabatini occupait une dizaine de pages et était illustrée par une vingtaine de photographies de la bella signora. Un confrère l’interrogeait sur ses célèbres documentaires (le premier sur l’amour moderne et le deuxième sur les stupéfiants) et faisait insidieusement remarquer entre deux questions se rapportant à son enquête sur la drogue que Francesca fumait cigarette sur cigarette.

Nicole parcourut l’article et prit conscience de tout ignorer de certaines facettes de Francesca. Par quoi est-elle motivée ? Que veut-elle obtenir ? À la fin de l’entretien le journaliste lui demandait ce qu’elle pensait des deux autres femmes qui participeraient à la mission Newton.

« J’ai l’impression d’être le seul élément féminin de l’équipe », avait-elle répondu. Nicole lut la fin du paragraphe. « La pilote russe Turgenyev a des pensées et un comportement typiquement masculins, et la princesse franco-africaine Nicole Desjardins réprime volontairement sa féminité. C’est regrettable, car elle aurait certainement un vif succès. »

Ce commentaire ne l’irrita pas trop. Elle le jugea même amusant. Et elle se reprocha aussitôt une réaction qu’elle trouvait puérile. J’aurai bien le temps de solliciter des explications, se dit-elle en souriant. Peut-être même de lui demander si c’est le fait de séduire des hommes mariés qui l’incite à se croire plus féminine que moi.

* * *

Pendant les trois quarts d’heure de trajet entre l’hôtel et la villa d’Hadrien située non loin de Tivoli elle n’échangea pas une seule parole avec l’autre passager du véhicule : Hiro Yamanaka, le plus taciturne des cosmonautes. Lors d’une interview accordée à Francesca Sabatini deux mois plus tôt et après dix minutes au cours desquelles il n’avait fourni que deux ou trois réponses monosyllabiques à ses questions, la journaliste frustrée lui avait demandé si la rumeur voulant qu’il fût un androïde était fondée.