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— Quoi ?

— Êtes-vous un androïde ? avait répété Francesca avec un sourire malicieux.

— Non, s’était contenté de répondre Hiro Yamanaka pendant que la caméra effectuait un zoom sur son visage privé de toute expression.

La voiture quitta la route de Rome à Tivoli pour obliquer vers la villa d’Hadrien et se retrouva bloquée dans un embouteillage. Ils progressaient désormais très lentement, au sein des véhicules des autres invités, des paparazzi et des simples curieux massés sur les côtés de la chaussée.

Nicole inspira à fond quand l’automobile atteignit l’allée circulaire puis s’arrêta. Elle voyait derrière la glace teintée un essaim de photographes et de journalistes qui se tenaient prêts à bondir sur les nouveaux arrivants. Les portières s’ouvrirent automatiquement et elle descendit sans hâte, en refermant son manteau de daim noir et en prenant garde de ne pas trébucher sur ses hauts talons.

— Qui est-ce ? fit une voix.

— Grouille-toi, Franco… c’est Desjardins, la cosmonaute.

Il y eut des applaudissements et des flashes. Un Italien distingué et avenant vint la prendre par la main. La foule se regroupa autour d’elle, des micros furent tendus vers sa bouche, et elle eut l’impression d’entendre simultanément une centaine de questions et de demandes en quatre ou cinq langues différentes.

— Pourquoi avez-vous refusé une interview personnelle ?

— Ouvrez votre manteau, pour nous montrer votre robe.

— Les autres cosmonautes vous considèrent-ils comme une femme ou un médecin ?

— Ne bougez plus. Souriez, s’il vous plaît.

— Que pensez-vous de Francesca Sabatini ?

Elle resta muette pendant que des gardes écartaient les curieux et l’escortaient vers une voiturette électrique. Le petit véhicule partit vers le haut d’une colline en laissant la foule derrière eux. Une jeune Italienne ravissante se chargea de commenter en anglais à Nicole et Hiro Yamanaka ce qu’ils pouvaient voir alentour. Elle leur expliqua qu’Hadrien, empereur de Rome de 177 à 138 de notre ère, avait fait construire cette immense villa pour son usage personnel. Tous les styles architecturaux qu’il avait admirés lors de ses nombreux voyages dans les provinces de l’Empire y étaient reproduits et il avait lui-même tracé les plans de ce chef-d’œuvre qui s’étendait sur cent cinquante hectares au pied des collines Tiburtines.

La visite guidée des anciens bâtiments faisait apparemment partie des attractions prévues pour la soirée. Les vestiges illuminés ne conservaient qu’un pâle reflet de leur magnificence d’antan, car la plupart étaient privés de toit et toutes les statues avaient été transférées dans des musées. Mais lorsque le véhicule électrique contourna les ruines du Canopus, un monument construit autour d’un bassin rectangulaire dans le style égyptien (le quinzième ou le seizième bâtiment de la villa – Nicole avait cessé de les compter), elle prit finalement conscience de l’immensité des lieux.

Hadrien est mort il y a plus de deux mille ans, se dit-elle. Ce fut un des hommes les plus habiles qui aient jamais vécu. Militaire, administrateur, linguiste. Elle sourit en pensant à l’histoire d’Antinous. Solitaire presque toute sa vie, hormis le temps d’une brève passion dévorante qui s’acheva en tragédie.

Le véhicule s’arrêta à l’extrémité d’une allée. La jeune Italienne termina son monologue :

— En hommage à la Pax romana, cette longue période de paix que connut le monde voici deux millénaires, le gouvernement italien, épaulé par les sociétés dont les noms figurent sur le socle de la statue que vous pouvez voir sur votre droite, décida en 2189 de construire une réplique exacte du Théâtre maritime d’Hadrien dont nous avons pu voir les ruines en début de parcours. Ce projet avait pour but de permettre aux visiteurs de se faire une idée de ce qu’était la villa dans l’Antiquité. Les travaux ont été terminés en 2193 et ce bâtiment a depuis servi de cadre à plusieurs événements nationaux.

De jeunes Italiens grands et séduisants en tenue de soirée vinrent les accueillir et les escorter jusqu’à la Salle des philosophes puis au Théâtre maritime. Après un contrôle de sécurité rapide, les invités furent libres de se promener à leur guise.

Nicole trouvait cette construction ronde de quarante mètres de diamètre magnifique. Un bassin circulaire séparait le portique aux colonnes cannelées d’une île centrale où se dressait une maison de cinq pièces dotée d’une grande cour. Le plan d’eau et la section intérieure du portique étaient à ciel ouvert, ce qui communiquait une merveilleuse sensation de liberté. Ici, les convives s’abordaient, se parlaient et buvaient. Des robots-serveurs circulaient avec des plateaux pour proposer du champagne, du vin et d’autres boissons. Au-delà des deux ponts qui donnaient accès à l’île, Nicole voyait une douzaine de serviteurs vêtus de blanc s’affairer pour installer un buffet.

Elle vit approcher une blonde corpulente accompagnée d’un petit homme jovial et chauve dont les yeux disparaissaient derrière des lunettes d’un autre âge. Elle se donna du courage en prévision de l’assaut imminent en trempant ses lèvres dans le verre de champagne-cassis qu’un serveur-robot opiniâtre l’avait presque contrainte à accepter quelques minutes plus tôt.

— Madame Desjardins, cria l’inconnu qui agitait la main et se rapprochait au pas de course. Nous devons absolument vous parler. Ma femme est une de vos ferventes admiratrices.

Il vint lui couper toute possibilité de retraite et fit signe à son épouse de les rejoindre.

— Approche, Cécilia, je la tiens !

Nicole soupira et s’obligea à sourire. Ça commence bien, se dit-elle.

* * *

Je vais peut-être bénéficier de quelques minutes de répit, espéra-t-elle. Elle s’était assise à une petite table dans l’angle d’une pièce du fond de la maison de l’île, en plein milieu du Théâtre maritime. Le dos tourné à la porte, elle termina les dernières bouchées de nourriture et les fit glisser avec une gorgée de vin.

Elle soupira après avoir vainement tenté de se rappeler qui elle avait rencontré depuis une heure. Elle se compara à une photographie que les convives faisaient circuler en poussant de petits cris d’admiration. On l’avait étreinte, embrassée, serrée, pincée. Des hommes et des femmes lui avaient fait du charme et un riche armateur suédois l’avait même invitée dans son « château » des environs de Göteborg. Nicole avait à peine desserré les dents, ses mâchoires étaient douloureuses à force d’exhiber un sourire de convenance, et elle se sentait un peu éméchée par le vin et les cocktails.

— Ma parole ! fit une voix familière. Cette belle dame en robe blanche ne serait-elle pas ma camarade cosmonaute, la princesse de glace, Madame Desjardins en chair et en os ?

Elle se tourna vers Richard Wakefield qui approchait en titubant. Il heurta une table, tendit le bras pour se retenir au dossier d’une chaise et se retrouva sur les genoux de Nicole.

— Désolé, déclara-t-il en s’asseyant près d’elle. Je crains d’avoir abusé du gin-tonic.

Il porta à sa bouche le verre qu’il avait miraculeusement réussi à ne pas renverser puis lui fit un clin d’œil.

— Et maintenant, je vais m’accorder une petite sieste en attendant l’arrivée des dauphins.