Le cauchemar dura quatre ans, de 2138 à 2142. La liste des maux qui affligèrent l’humanité serait interminable. Famine, maladie et chaos étaient omniprésents. Guerres et révolutions faisaient rage. Les institutions modernes furent balayées par la tourmente et l’existence devint insoutenable pour la plupart des gens, à l’exception de quelques privilégiés terrés dans des refuges bien protégés. La Terre était un monde en perdition, le summum de l’entropie. Toutes les tentatives des hommes de bonne volonté étaient condamnées à l’échec, car les solutions qu’ils trouvaient étaient locales alors que les problèmes se posaient à l’échelle du monde.
Le Grand Chaos s’étendit aux colonies de l’espace et mit fin à un chapitre glorieux de l’Histoire. Le désastre économique s’aggravait et les noyaux d’humanité dispersés dans le système solaire ne pouvaient subsister sans un apport régulier d’argent, de vivres et d’hommes. Ils devinrent les oubliés de la Terre. En 2140 la moitié de leurs résidents avaient regagné la planète mère car les conditions de vie dans leurs foyers d’adoption s’étaient à tel point dégradées qu’ils préféraient encore affronter la pénible réadaptation à la pesanteur terrestre et une épouvantable pauvreté. Ce mouvement migratoire s’amplifia en 2141 et 2142, des années marquées par l’effondrement des écosystèmes artificiels des colonies et le début d’une pénurie désastreuse de pièces détachées pour le parc de navettes automatiques utilisées pour les ravitailler.
En 2143, seuls quelques irréductibles vivaient encore sur la Lune et sur Mars. Les communications entre la Terre et ses bases lointaines avaient perdu toute régularité. Les liaisons radio n’étaient plus assurées. L’organisation des Planètes unies avait été dissoute deux ans plus tôt. Il n’existait plus d’assemblée regroupant des représentants de l’ensemble de l’humanité habilitée à traiter les problèmes de l’espèce et le Conseil des gouvernements ne verrait le jour que cinq ans plus tard. Les deux colonies restantes menaient un combat perdu d’avance pour ne pas disparaître à leur tour.
Ce fut l’année suivante, en 2144, qu’eut lieu la dernière mission spatiale pilotée de cette période : une opération de sauvetage commandée par la pilote mexicaine Benita Garcia. À bord d’un vaisseau de fortune, un engin remis en état avec des éléments de récupération, Mme Garcia et les trois membres de son équipage réussirent à atteindre l’orbite géostationnaire du James Martin, le dernier transporteur interplanétaire encore en service, et à sauver vingt-quatre passagers sur la centaine de femmes et d’enfants rapatriés de Mars. Pour les historiens, cette opération marqua la fin d’une ère. Moins de six mois plus tard les deux dernières colonies étaient abandonnées et nul être humain ne retournerait dans l’espace pendant quarante ans.
En 2145 le monde prit conscience de l’importance de certaines instances internationales oubliées au début du Grand Chaos. Des hommes clairvoyants qui s’étaient abstenus de participer à la vie politique au cours des premières décennies de ce siècle comprirent que seule la mise en commun de leurs capacités permettrait de restaurer en partie la civilisation. Leurs efforts ne furent tout d’abord couronnés que de modestes succès, mais ils firent renaître l’espoir et entamèrent un processus de renouveau. Lentement, très lentement, les éléments de la société humaine se ressoudèrent.
Ce fut seulement deux ans plus tard que le redressement économique devint perceptible dans les statistiques. En 2147 le produit mondial brut s’était réduit à sept pour cent du niveau qu’il atteignait six ans plus tôt. Dans les nations développées le taux de chômage avoisinait trente-cinq pour cent et dans les autres pays demandeurs d’emploi et travailleurs à temps partiel représentaient quatre-vingt-dix pour cent de la population. En 2142, la sécheresse fut à l’origine d’une famine dévastatrice dans les régions tropicales et cent millions d’humains périrent d’inanition. Un taux de mortalité astronomique dû à des causes diverses et la diminution radicale du taux de naissances (car le monde n’avait plus rien à offrir aux générations futures) réduisirent la population mondiale d’un milliard d’individus en dix ans.
Le Grand Chaos laissa sa marque indélébile sur toute une génération. Quand les enfants nés à la fin de cette période atteignirent l’adolescence, ils furent confrontés à des parents d’une prudence maladive qui leur imposaient des règles de vie très strictes. Le souvenir du Chaos hantait les adultes et les incitait à exercer pleinement leur autorité parentale. Pour eux, la vie n’était pas une partie de plaisir mais une affaire sérieuse, et le bonheur n’était accessible que grâce au respect de valeurs solides, à l’autodiscipline et au fait de se fixer des buts respectables.
La société des années 70 avait banni le laxisme de règle un demi-siècle plus tôt. Les vieilles institutions telles que les nations-États, l’Église catholique romaine et la monarchie britannique avaient connu un nouvel essor et prospéré en organisant la restructuration de l’après-Chaos.
À la fin de cette décennie, quand la planète retrouva un semblant de stabilité, l’intérêt suscité par l’espace fut ravivé. Sitôt reconstituée, l’Agence spatiale internationale lança quelques satellites d’observation et de télécommunications. Ses activités et son budget étaient modestes et seules les nations développées participaient à ces programmes. Quand les vols habités reprirent et furent couronnés de succès, un calendrier de missions fut établi pour les années 90. Une Académie spatiale ouvrit ses portes en 2188.
La croissance économique fut lente mais régulière au cours des vingt années qui précédèrent la découverte du deuxième vaisseau raméen. En 2196, l’humanité était toujours au même stade de développement technologique que lors de l’apparition du premier engin extraterrestre soixante-dix ans plus tôt. Cette nouvelle ère spatiale n’en était qu’à ses balbutiements mais dans des disciplines telles que la médecine et le traitement de l’information les hommes de la fin du XXIIe siècle étaient bien plus avancés que ceux des années 2130. Ils différaient encore dans un autre domaine : la plupart d’entre eux, surtout ceux plus âgés qui occupaient des postes importants au sein des structures gouvernementales, avaient vécu les pénibles années du Chaos. Ils connaissaient le sens du mot « peur » et cela influença leurs décisions lorsqu’ils durent décider du programme qu’exécuterait la mission chargée de se porter à la rencontre de Rama II.
6. LA SIGNORA SABATINI
— Quand votre mari a annoncé la supernova 2191a, vous étiez donc au S.M.U. où vous prépariez un doctorat de physique ?
Assise dans un énorme fauteuil de la salle de séjour, Elaine Brown portait un ensemble brun unisexe à col haut. Elle était visiblement tendue et impatiente d’en finir avec cette interview.