L’être de velours noir s’était rapproché pour mieux voir. Il se tourna et cria dans les ténèbres. Quelques secondes plus tard un de ses congénères, sans doute son compagnon, vint se poser sur la corniche située juste au-dessous du sol. Nicole recommença sa démonstration.
Les deux créatures crièrent puis plongèrent dans le puits.
Les minutes s’égrenaient et Nicole entendait jacasser dans les profondeurs. Finalement, ses amis revinrent et chacun d’eux tenait une petite pastèque-manne dans ses serres. Ils se posèrent sur la place, à proximité de l’ouverture. Nicole s’avança, mais les aviens ne lâchaient pas ce qu’ils avaient apporté. Ce qui suivit fut (supposa-t-elle) un interminable sermon. Les deux créatures s’adressaient à elle à tour de rôle ou à l’unisson, en la fixant et en donnant des coups de bec aux fruits. Un quart d’heure plus tard, sans doute convaincus qu’elle avait assimilé la teneur de leur message, ils s’envolèrent, firent le tour de l’esplanade puis plongèrent dans leur antre.
Ils voulaient me faire comprendre que ce sont des denrées rares, se dit-elle en revenant vers la place du secteur est. Les fruits étaient très lourds. Elle les mit dans leurs sacs à dos qu’elle avait vidés de leur contenu avant son départ de la salle Blanche. Ou encore que je ne dois pas revenir les importuner. Dans un cas comme dans l’autre, il faut tirer un trait sur cette source d’approvisionnement.
Elle pensait que Richard serait ravi. Il l’était, mais pour une autre raison. Il arborait un large sourire et dissimulait sa main droite derrière son dos.
— Attendez de voir ce que j’ai à vous montrer, dit-il pendant qu’elle déchargeait son butin.
Il ramena le bras devant lui et ouvrit sa paume. Elle contenait une boule noire d’environ dix centimètres de diamètre.
— Je n’ai pas compris tous les principes et j’ignore combien de fonctions sont accessibles, mais j’ai découvert une vérité première, déclara-t-il. Il suffit de spécifier ce que l’on désire pour être servi.
— Qu’entendez-vous par là ? s’enquit Nicole.
Elle se demandait toujours pourquoi il était si joyeux.
— Ils ont fabriqué cette boule à mon intention, dit-il en lui présentant à nouveau l’objet. Vous ne comprenez pas ? Il y a quelque part une usine où ils peuvent produire n’importe quoi.
— Les « ils » en question seraient donc capables de nous approvisionner en nourriture ?
Irritée que Richard ne l’eût ni félicitée ni remerciée pour les pastèques-mannes, elle ajouta :
— Il est improbable que les aviens acceptent encore de nous en fournir.
— Ce n’est plus un problème. Dès que nous connaîtrons mieux les modalités du processus, nous pourrons commander un steak-frites ou tout autre plat… à condition de préciser ce que nous voulons en termes scientifiques dépouillés de toute ambiguïté.
Nicole le dévisagea. Avec ses cheveux en bataille et sa barbe naissante, ses poches sous les yeux et son large sourire, il lui fit un court instant penser à un évadé d’un asile d’aliénés.
— Ne pourriez-vous pas aller un peu moins vite ? Si vous avez trouvé le Saint-Graal, j’aimerais en être informée.
— Regardez l’écran, lui dit-il.
Il utilisa le clavier pour tracer un cercle, qu’il transforma en carré. Moins d’une minute plus tard l’image tridimensionnelle d’un cube apparaissait. Le stade graphique terminé, il pressa les huit touches de fonction d’une certaine manière puis enfonça celle désignée par un petit rectangle. Des séries d’étranges symboles défilèrent sur l’écran mural.
— Ne vous inquiétez pas, dit-il. Il n’est pas nécessaire de comprendre les détails. Il suffit à présent de spécifier les dimensions.
Il saisit une suite de données sur le clavier alphanumérique puis se tourna vers Nicole.
— Sauf erreur, on nous livrera un cube fait du même matériau que la boule dans une dizaine de minutes.
Ils mangèrent une part d’une des nouvelles pastèques-mannes pendant l’attente. Elle avait le même goût que les précédentes. Un steak-frites serait un vrai régal, pensait-elle lorsque le mur du fond se souleva de cinquante centimètres et qu’un dé noir apparut au-dessous. Elle s’en approcha aussitôt et Richard lui cria :
— Non, ne le touchez pas encore. Regardez !
Il braqua sa lampe vers les ténèbres, au-delà de l’objet.
— D’immenses tunnels s’ouvrent derrière ces parois. Ils doivent conduire à des usines si perfectionnées que nous ne pourrions sans doute pas en reconnaître la nature. Imaginez un peu ! Ils font n’importe quoi à la demande.
Elle commençait à comprendre pourquoi il était exalté à ce point.
— Il nous est désormais possible de contrôler notre destinée… dans une certaine mesure, ajouta-t-il. Si je réussis à déchiffrer toutes les instructions nous pourrons commander de quoi manger et, pourquoi pas, fabriquer un bateau.
— Sans moteur trop bruyant, j’espère ?
— Sans moteur du tout.
Richard termina son repas puis se pencha une fois de plus vers le clavier.
Nicole s’inquiétait. Richard n’avait fait qu’une seule trouvaille en une journée raméenne. Après trente-huit heures de travail (il ne s’était accordé que sept heures de sommeil au cours de cette période), il n’avait obtenu qu’un nouveau matériau. Ils disposaient désormais de petits solides noirs « légers » semblables à la balle du début dont la densité approchait celle du balsa, et de petits solides « lourds » qui rappelaient le chêne ou le pin. Il s’épuisait. Il ne pouvait, ou ne voulait pas, se faire aider par Nicole.
Et si sa première découverte n’était due qu’au hasard ? s’inquiéta-t-elle en gravissant les marches pour effectuer sa promenade matinale. Ou si cette usine était spécialisée dans les cubes et les sphères de deux variétés différentes ? Perdre ainsi du temps l’angoissait. Rama entrerait en collision avec la Terre dans seize jours et rien ne leur permettait d’espérer qu’ils seraient entre-temps secourus. La peur qu’ils aient été abandonnés à leur sort se tapissait toujours au fond de son esprit.
Le soir précédent, elle avait voulu échafauder des projets mais il était trop las. Il n’avait pas réagi, lorsqu’elle lui avait fait part de ses inquiétudes. Plus tard, quand elle avait clairement défini les options qui s’offraient à eux et demandé son avis, elle s’était rendu compte qu’il venait de s’assoupir. Elle l’avait imité et à son éveil, après une brève sieste, Richard travaillait à nouveau et refusait de perdre du temps pour manger ou discuter. En sortant de la salle Blanche afin d’aller effectuer sa marche matinale, elle avait trébuché sur une multitude d’objets noirs divers qui jonchaient le sol.
Elle souffrait de la solitude. Les cinquante dernières heures s’étaient écoulées très lentement. Ils n’avaient échangé presque aucune parole. La lecture constituait son seul moyen d’évasion. Cinq livres étaient stockés dans son ordinateur. En plus d’une encyclopédie médicale il y avait quatre ouvrages de pure fiction. Je parie que la totalité de la mémoire libre de celui de Richard est occupée par des œuvres de Shakespeare, pensa-t-elle en s’asseyant sur les remparts de New York. Elle embrassa du regard la mer Cylindrique. Dans le lointain, à peine visible avec ses jumelles en raison de la brume et des nuages, elle discernait la cuvette nord, leur point d’entrée dans Rama.
Elle avait à sa disposition deux romans de son père. Son préféré relatait la vie d’Aliénor d’Aquitaine : son adolescence à la cour ducale de Poitiers, son union avec Louis VII, la croisade en Terre sainte et sa demande d’annulation de mariage déposée auprès du pape Eugène. Le point culminant du récit était la séparation d’Aliénor et de Louis VII et son remariage avec le jeune et séduisant Henri Plantagenêt.