— Au fait, où est le Dr Brown ?
— Avec Yamanaka et Turgenyev. Ils modifient nos affectations pour le retour. Nous sommes à court de personnel et nous devrons apprendre à exécuter de nouvelles tâches avant d’appareiller. Brown m’a même demandé si je ne pourrais pas assumer les fonctions de tech de navigation en second. C’est inimaginable, ne trouvez-vous pas ?
— Non. Je suis convaincu que vous remplaceriez sans peine n’importe lequel d’entre nous, avec une formation adéquate.
Heilmann et O’Toole les suivaient en traînant le pas. Quand ils atteignirent les quartiers de l’équipage et que le général alla pour prendre congé, l’amiral lui dit :
— Une minute. Je souhaite vous entretenir d’autre chose. À cause de cette foutue affaire Wakefield, j’ai failli oublier. Pourriez-vous venir dans mon bureau, nous n’en aurons pas pour plus d’une heure.
Otto Heilmann désigna le moniteur où apparaissait le cryptogramme déchiffré.
— C’est une modification radicale du projet Trinité. Mais cela ne me surprend guère, car nous devons tenir compte de tout ce que nous avons appris sur Rama pour choisir l’emplacement des bombes.
— Mais il n’a jamais été question de les utiliser toutes les cinq, rétorqua O’Toole. Les deux dernières n’ont été embarquées qu’en prévision d’une éventuelle défaillance des autres. Ces mégatonnes supplémentaires réduiront Rama en miettes.
Heilmann se carra dans son fauteuil et sourit.
— C’est le but recherché. Entre nous soit dit, je pense que les rampants subissent de très fortes pressions. Le sentiment qui prévaut sur Terre, c’est que les capacités de Rama ont été sérieusement sous-estimées.
— Mais pourquoi ont-ils décidé d’installer les plus puissantes dans le tunnel d’accès ? Une charge d’une seule mégatonne serait plus que suffisante pour obtenir le résultat escompté.
— Et si elle n’explosait pas pour une cause imprévue ? Nos supérieurs ne peuvent prendre aucun risque, répondit Heilmann en se penchant sur son bureau. Cette modification de procédure indique clairement leur stratégie. Les deux charges de cette extrémité du vaisseau affaibliront sa structure, ce qui est essentiel pour garantir qu’il ne pourra plus manœuvrer, et grâce aux trois bombes disséminées à l’intérieur nul secteur de Rama ne sera encore sûr. Il est tout aussi important que les déflagrations altèrent la vitesse de l’épave pour qu’elle rate la Terre.
Le général O’Toole tenta d’imaginer la destruction du vaisseau géant par cinq bombes nucléaires. Ce n’était pas une perspective agréable. Quinze ans plus tôt, il était allé dans le Pacifique Sud avec vingt autres membres des services du C.D.G. pour assister à l’explosion d’une bombe de cent kilotonnes. Les techniciens avaient convaincu les politiciens et les médias qu’il fallait procéder à un essai nucléaire « tous les vingt ans » pour s’assurer que le vieil arsenal serait toujours opérationnel en cas de besoin. Ils avaient eu droit à cette démonstration qui devait leur permettre de découvrir les effets destructeurs de telles armes.
Perdu dans ses souvenirs, le général se rappela son frisson d’angoisse lorsqu’il avait vu la sphère de feu grimper dans le ciel paisible du Pacifique Sud. Il n’avait pas entendu la question de l’amiral Heilmann.
— Désolé, Otto, je pensais à autre chose.
— Je voulais connaître votre avis sur les délais nécessaires à l’obtention de l’ordre d’exécution du projet.
— Vous parlez toujours de Trinité ?
— Cela va de soi.
— Je ne peux imaginer que nous passerons aux actes. Nous avons emporté ces bombes dans le seul but de nous prémunir contre des actes délibérément hostiles des Raméens. Je me souviens des termes employés : « dans l’éventualité où le vaisseau extraterrestre attaquerait la Terre avec des moyens dont le pouvoir destructeur surpasserait nos capacités de défense ». La situation a changé. L’Allemand le dévisagea.
— Nul n’aurait pu prévoir que Rama se placerait sur une orbite de collision avec notre planète, dit-il. S’il ne modifie pas sa trajectoire, il creusera un cratère gigantesque à la surface du globe et soulèvera tant de poussière que la température baissera dans le monde entier pour de nombreuses années… C’est ce qu’affirment les scientifiques, en tout cas.
— Mais c’est absurde ! Vous avez assisté à la téléconférence. Tous ceux qui possèdent tant soit peu de bon sens ne croient pas que Rama percutera la Terre.
— Il existe d’autres scénarios catastrophe. Que feriez-vous, si vous étiez un des responsables ? Détruire Rama sans tarder est la plus sûre des solutions. Nous n’avons rien à perdre.
Ébranlé par cette conversation, Michael O’Toole pria l’amiral Heilmann de l’excuser et regagna sa cabine. Depuis son affectation à l’expédition Newton, c’était la première fois qu’il envisageait sérieusement qu’on pût lui ordonner d’utiliser son code pour armer les bombes. Il n’avait jusqu’alors vu dans les engins de mort stockés dans des conteneurs métalliques à l’intérieur de la soute de l’appareil militaire que des joujoux destinés à apaiser les craintes des politiciens.
Assis devant le terminal de sa cabine il se rappela les paroles d’Armando Urbina, le pacifiste mexicain qui avait réclamé la destruction totale de l’arsenal nucléaire du C.D.G.
« Comme nous l’avons constaté tant à Rome qu’à Damas, si de telles armes existent elles peuvent être utilisées. Seule leur disparition garantira que l’humanité ne connaîtra plus jamais les horreurs d’un holocauste nucléaire. »
C’était la nuit et Richard Wakefield n’avait pas regagné Newton. La station de télécommunications Bêta venait d’être détruite par l’ouragan (ils avaient assisté sur les moniteurs du centre de contrôle à la débâcle de la mer Cylindrique et au début de la tempête, avant que l’émetteur de ce relais ne fût réduit au silence) et Richard ne se trouvait plus dans la zone de liaison directe du milieu de la Plaine centrale. Son dernier message adressé à Tabori, volontaire pour assurer la permanence radio, était typique de cet homme. Le signal décroissait et Janos lui avait demandé en plaisantant quelle devrait être son épitaphe s’il se faisait « avaler par le Grand Méchant Ogre galactique ».
— Faites graver sur mon cénotaphe que j’ai aimé Rama non avec sagesse mais avec passion.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? avait voulu savoir Otto Heilmann.
Il était venu régler un problème d’ordre technique avec Janos, qui avait marmonné en essayant en vain de rétablir la liaison :
— Elle est morte.
— Qui est mort ? De quoi parlez-vous donc ?
— C’est sans importance. Que puis-je faire pour vous, Herr amiral ?
Ils ne commencèrent à s’inquiéter de la disparition de Wakefield qu’après le lever de l’aube. Les cosmonautes présents à bord de Newton étaient convaincus que la nuit précédente leur collègue avait eu trop à faire (« sans doute remettre en état la station Bêta », selon Janos), pour voir le temps s’écouler, et qu’ensuite il n’avait pas désiré tenter une traversée en solitaire de cette plaine plongée dans les ténèbres. Mais dans la matinée, lorsqu’ils ne le virent pas revenir, de l’abattement devint perceptible dans les conversations de ses compagnons.
— Nous refusons de l’admettre, dit Irina Turgenyev au cours du dîner, mais Wakefield ne reviendra pas lui non plus. Ce qui a fait disparaître Takagishi et Desjardins l’a eu à son tour.
— C’est ridicule ! s’emporta Tabori.
— Da, c’est ce que vous n’avez cessé de répéter chaque fois. La mort du général Borzov, dépecé par RoChir, était accidentelle. Celle de Wilson, mis en pièces par les crabes biotes, était accidentelle. La disparition inexpliquée de Desjardins dans une ruelle…