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— Coïncidences, pures coïncidences !

— Vous êtes stupide, Janos. Savez-vous quel est votre problème ? C’est que vous êtes bien trop confiant. Il est urgent de faire sauter tout ça avant qu’il n’y ait…

— Ça suffit, arrêtez tous les deux ! ordonna David Brown aux deux Européens de l’Est.

Le général O’Toole intervint à son tour :

— Nous sommes tous sur les nerfs. Cette querelle est ridicule.

— Quelqu’un va-t-il aller chercher Richard ? demanda Janos sans s’adresser à personne en particulier.

— Qui serait assez fou… commença Irina.

— Non, lança l’amiral Heilmann sur un ton catégorique. Je l’ai averti que son initiative enfreignait les règlements et qu’il devrait se débrouiller seul, quoi qu’il puisse lui arriver. En outre, le Dr Brown et les pilotes m’ont informé que nous aurons de sérieuses difficultés à ramener les deux appareils sur Terre avec un équipage aussi réduit… et lorsqu’ils m’ont dit cela Wakefield était encore parmi nous. Nous ne pouvons courir des risques supplémentaires.

Il y eut un silence interminable et lugubre, autour de la table. David Brown se leva pour déclarer :

— J’avais l’intention de vous le dire en fin de repas, mais je crois que vous avez tous besoin d’entendre de bonnes nouvelles. Nous avons reçu des instructions il y a une heure. Nous repartirons quatorze jours avant la date d’impact prévue entre Rama et la Terre, soit à I – 14, dans un peu plus d’une semaine. D’ici là nous devrons apprendre à assurer la permanence à de nouveaux postes, nous reposer en prévision du voyage et vérifier que tous les systèmes fonctionnent correctement.

Turgenyev, Yamanaka et Sabatini hurlèrent leur joie.

— S’il est prévu de filer sans remettre les pieds dans Rama, pourquoi attendre ? demanda Janos. Nous devrions être parés à appareiller dans seulement trois ou quatre jours.

— D’après ce que j’ai cru comprendre, répondit le Dr Brown, nos collègues militaires sont chargés d’une mission spéciale qui accaparera tout leur temps – et une partie du nôtre – au cours des trois prochaines journées. (Il regarda Otto Heilmann.) Je vous laisse la parole.

L’amiral se leva à son tour.

— Je souhaite régler au préalable certains détails avec le général O’Toole, déclara-t-il d’une voix forte. Nous vous fournirons des explications dans la matinée.

L’Américain n’avait nul besoin de lire le message reçu par l’autre militaire vingt minutes plus tôt. Il en connaissait la teneur. Il avait été convenu avant leur départ qu’il ne comporterait que deux mots : Exécutez Trinité.

54. IL ÉTAIT UN HÉROS

Michael O’Toole ne pouvait dormir. Il s’agitait, se tournait dans sa couchette, écoutait sa musique préférée et répétait des « Je vous salue Marie » et des « Notre-Père ». Rien n’était efficace. Il devait se changer les idées, trouver un moyen d’oublier ses responsabilités et d’accorder un peu de repos à son âme.

Exécutez Trinité, se répéta-t-il afin de reporter son attention sur la véritable cause de sa tension nerveuse. Que signifiaient exactement ces mots ? Qu’ils devraient utiliser le chariot élévateur télécommandé, ouvrir les conteneurs, en sortir les bombes (grosses comme des réfrigérateurs), vérifier le fonctionnement des sous-systèmes, installer chacune d’elles dans son berceau, les transporter dans le sas de Rama puis les transférer jusqu’au monte-charge…

Et quoi d’autre ? se demanda-t-il. Restait une formalité. L’exécuter ne prendrait guère de temps mais c’était de loin le plus important. Ces bombes nucléaires étaient munies de deux petits pavés numériques. O’Toole et l’amiral Heilmann les utiliseraient pour fournir une suite de chiffres, un code sans lequel ces armes resteraient à jamais inoffensives.

Savoir s’il fallait ou non inclure de telles armes dans leur manifeste de fret avait alimenté bien des conversations dans les couloirs du Q.G. militaire du C.D.G., à Amsterdam. Le vote s’était joué à quelques voix. Newton en emporterait à son bord mais, pour apaiser certaines inquiétudes, des mesures de sécurité rigoureuses destinées à empêcher qu’elles ne puissent être utilisées à la légère avaient été prises.

Au cours de ces réunions, et afin d’éviter les hauts cris du public, on avait également classé top secret la nature du chargement que l’appareil militaire aurait dans ses soutes lorsqu’il irait à ce second rendez-vous avec Rama. Même parmi les membres de l’expédition, les civils ignoraient l’existence de cet arsenal.

Le comité chargé d’étudier à huis clos la question s’était réuni plusieurs fois en quatre lieux différents, avant le lancement. Pour protéger ces bombes contre des commandes de mise à feu électroniques intempestives, on avait opté pour un amorçage manuel. Ainsi, nul malade mental resté sur Terre, nul cosmonaute paniqué ne pourrait déclencher le processus de destruction. Le responsable actuel du C.D.G., Kazuo Norimoto, avait fait remarquer que l’exécution des ordres dépendrait alors des hommes chargés de cette mission mais s’était laissé convaincre. Cela valait mieux que de courir le risque qu’un terroriste ou un fanatique pût entrer en possession du code électronique de déclenchement.

Mais un des militaires qui savaient comment amorcer les bombes risquait de céder à la panique et il fallait trouver une parade pour qu’il ne pût à lui seul déclencher une guerre galactique. À la fin des discussions, le comité avait adopté un système très simple. L’équipage comprendrait trois soldats. Chacun d’eux disposerait d’un code personnel et la saisie manuelle de deux de ces longues suites de chiffres armerait les engins nucléaires. Les risques que ferait courir un officier récalcitrant ou effrayé par ses responsabilités étaient ainsi éliminés. Un tel raisonnement paraissait sans faille.

Mais ils n’ont pas envisagé la situation actuelle, songea O’Toole, allongé dans son lit. En cas de danger imminent, nous étions censés communiquer notre code personnel à un remplaçant. Mais qui aurait cru qu’une simple appendicectomie coûterait la vie à l’un de nous ? Valeriy a emporté son code dans l’au-delà et à présent Heilmann et moi sommes indispensables pour exécuter le projet Trinité.

Il bascula sur le ventre et enfouit son visage dans l’oreiller. Il comprenait la cause véritable de son insomnie. Si je refuse de fournir mon code, Rama ne pourra être détruit. Il se souvint d’un déjeuner pris en compagnie de Valeriy Borzov et d’Otto Heilmann à bord du vaisseau militaire, pendant leur paisible traversée vers Rama. « Nous représentons toutes les tendances, avait plaisanté le général soviétique. Et nos supérieurs ont dû en tenir compte lorsqu’ils nous ont choisis. Otto appuierait sur la détente à la moindre provocation et vous, Michael, vous auriez des scrupules à employer la violence même en cas de légitime défense. C’est moi qui suis chargé de vous départager. »

Mais vous êtes mort, et nous avons reçu l’ordre d’amorcer ces bombes. Il se leva et alla à son bureau. Comme toujours lorsqu’il devait prendre une décision difficile, il sortit un petit calepin électronique de sa poche et dressa deux listes. L’une comportait les arguments en faveur de la destruction de Rama, l’autre les raisons de s’en abstenir. Rien ne faisait pencher la balance vers la désobéissance : ce vaisseau géant n’était qu’une machine, trois de ses collègues y avaient certainement perdu la vie, et cet engin constituait un effroyable danger pour la Terre. Mais il hésitait malgré tout. Le fait d’ouvrir les hostilités était en contradiction avec ses principes.