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STUART NEVILLE

Ratlines

À Isabel Emerald Neville.

Chiens meurtris par la guerre, Qui nous acharnons sur un tas d’os, Combattant sous tous les cieux, sur toutes les terres, Pour toute cause sauf la nôtre.
Président John F. Kennedy
Wexford, Irlande, 27 juin 1963

I

SOLDAT

1

« Vous ne ressemblez pas à un Juif », dit Helmut Krauss à l’homme qui se reflétait dans la vitre.

De l’autre côté de la fenêtre, les vagues furieuses de l’Atlantique lançaient leur écume contre les rochers de la baie de Galway. La maison d’hôtes offrait un confort rudimentaire, mais c’était propre. Les pensions et hôtels de Salthill, petite ville balnéaire proche de Galway, accueillaient en été des familles venues de toute l’Irlande pour profiter de quelques jours d’air salé et de soleil. Des couples non mariés, fornicateurs en tout genre et amants adultères, y trouvaient parfois un lit s’ils réussissaient à déjouer la rigueur morale des propriétaires.

Krauss le savait pour avoir amené plusieurs dames dans des maisons comme celle-ci, enduré la promenade vivifiante sur le front de mer et le repas trop cuit dans une salle à manger quasi déserte, avant de terminer dans un lit dont le cadre en bois grinçait pendant l’assaut. Il avait les poches remplies d’alliances de tailles diverses, en même temps que de préservatifs.

Cette île si triste, plus grise que verte, tellement étranglée par le divin, ne lui procurait guère de plaisirs. Alors pourquoi ne pas s’offrir de temps en temps une de ces sordides escapades avec une femme dans le besoin ?

Peut-être Krauss aurait-il dû se payer le luxe de descendre dans un bon hôtel de la ville, mais un enterrement, même celui d’un ami proche, ne lui semblait pas l’occasion appropriée. Quoique dans un établissement à la porte mieux surveillée, ce visiteur ne fût sans doute pas entré si facilement. Un instant, Krauss éprouva un douloureux regret, mais il le chassa aussitôt. S’il avait été homme à contempler d’aussi vaines pensées, il se serait pendu il y a dix ans.

« Vous êtes juif ? » demanda-t-il.

Le reflet se déplaça dans la vitre. « Peut-être. Ou peut-être pas.

— Je vous ai vu à l’enterrement, dit Krauss. C’était une belle cérémonie.

— Très belle, répondit le reflet. Vous avez pleuré.

— C’était un type bien. » Krauss regarda les mouettes planer en remontant les courants.

« Il a assassiné des femmes et des enfants, dit le reflet. Comme vous.

— Vous avez l’accent anglais. Pour beaucoup de gens en Irlande, les Anglais sont des meurtriers. Des oppresseurs. Des impérialistes. »

Le reflet grandit dans la vitre. L’homme approchait. « Vous, vous dissimulez très bien votre accent.

— J’aime la langue parlée. C’est peut-être un excès de perfectionnisme, mais j’y consacre des efforts et du temps. De plus, l’accent allemand attire encore beaucoup l’attention, même en Irlande. Même si on me permet de me réfugier ici, je n’ai pas toujours le sentiment d’être le bienvenu. Certains s’accrochent à leurs maîtres, les Anglais, comme un enfant trop vieux qui reste fidèle à sa tétine. »

Depuis quelque temps, Krauss accusait le poids de son âge. Ses épais cheveux noirs viraient au gris, ses traits burinés se creusaient. Les vaisseaux de son nez commençaient à éclater sous l’effet de la vodka et du vin. Les yeux des femmes ne s’allumaient plus sur son passage quand il se promenait l’après-midi dans le parc de Ringsend à Dublin. Mais il avait encore de belles années devant lui, bien qu’en nombre limité. Cet homme allait-il l’en priver ?

« Vous êtes venu pour me tuer moi aussi ? demanda-t-il.

— Peut-être. Peut-être pas, répondit le reflet.

— Je peux boire un verre ? Fumer une cigarette ?

— Allez-y. »

Krauss se tourna vers l’homme. Entre quarante et quarante-cinq ans, assez âgé pour avoir fait la guerre. Il avait semblé plus jeune au cimetière, dans sa salopette de fossoyeur, mais maintenant, de près, on voyait les rides sur son front et autour de ses yeux. Des cheveux blond cendré s’échappaient de son bonnet en laine. Il braquait un pistolet, un Browning équipé d’un réducteur de son, en plein sur la poitrine de Krauss. L’arme tremblait dans sa main.

« Je vous sers une vodka ? demanda Krauss. Vous avez l’air tendu. »

L’homme hésita. « D’accord », dit-il après un court instant.

Krauss se dirigea vers la table de chevet sur laquelle étaient posés une bouteille de vodka et le matériel nécessaire pour préparer du thé, ainsi que l’Irish Times du jour. En première page s’étalait une photo du président John F. Kennedy, invité par le gouvernement d’Irlande du Nord à traverser la frontière durant son séjour sur l’île. Les Irlandais vouaient un culte au dirigeant américain en qui ils reconnaissaient l’un des leurs, bien qu’éloigné de son sol natal depuis plusieurs générations, et l’enthousiasme suscité par sa venue frôlait à présent l’hystérie. Krauss comptait bien se tenir à l’écart de tout poste de radio et de télévision pendant cette visite.

Peu importait maintenant.

Krauss retourna deux tasses blanches et y versa une dose généreuse de vodka. Il s’apprêtait à ajouter de l’eau d’une carafe, mais suspendit son geste en entendant la voix de l’homme.

« Sans eau, merci. »

Krauss lui tendit une tasse en souriant. « Il n’y a pas de verre. J’espère que vous ne m’en voudrez pas. »

L’homme remercia d’un signe de tête et prit la tasse de la main gauche, renversant un peu de la vodka non diluée. Il but une gorgée, toussa.

Krauss fouilla dans la poche intérieure de son beau costume noir. Il vit le doigt de l’homme se crisper sur la détente et son articulation blanchir. Lentement, il extirpa un étui à cigarettes en or, l’ouvrit et le présenta à l’homme.

« Non, merci. » Contrairement à ce que Krauss avait espéré, l’homme ne cilla pas en apercevant la croix gammée gravée sur le couvercle. Ce n’était peut-être pas un Juif, mais simplement un Britannique forcené.

Krauss attrapa une Peter Stuyvesant, sa seule concession à l’américanisme, et la coinça entre ses dents pendant qu’il refermait l’étui et le glissait à nouveau dans sa poche. Il préférait les Marlboro, mais on n’en trouvait pas dans ce pays. Il sortit le briquet assorti à l’étui de la poche de son pantalon et huma l’odeur d’essence dégagée par la flamme.

« Je vous en prie, asseyez-vous », dit-il en désignant la chaise dans un coin de la pièce. Il prit lui-même place sur le lit et tira longuement sur la cigarette, laissant la chaleur se répandre dans sa gorge et sa poitrine. « Puis-je savoir votre nom ? demanda-t-il.

— Non.

— Bon. Alors, pourquoi ? »

L’homme but une autre gorgée, fit la grimace et posa la tasse sur le rebord de la fenêtre à sa gauche. « Pourquoi quoi ?

— Pourquoi me tuer ?

— Je n’ai pas encore décidé si j’allais vous tuer ou non. Je veux d’abord vous poser des questions. »

Krauss soupira et, s’adossant à la tête de lit, croisa les jambes sur le matelas défoncé. « Allez-y.