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Le rabbin leva ses épais sourcils. « Vous ?

— Oui.

— Et vos voisins ont-ils apprécié que vous souteniez les Anglais ?

— Non. Pas tous. »

Le rabbin Hempel hocha la tête. « C’est bien ce que je dis. La rancune tenace. »

En quittant la synagogue, Ryan aperçut la voiture noire garée un peu plus loin dans la rue. Et ses deux occupants. Deux hommes, qui ne le regardaient pas.

Un œil sur le rétroviseur, il vit la voiture s’écarter du trottoir, puis se maintenir à une trentaine de mètres derrière lui. Il ne distinguait pas les visages des hommes, seulement des silhouettes. Têtes, épaules, chemises et cravates. L’un fumait une cigarette.

Alors qu’il traversait Terenure Road, une voiture vint se mettre entre eux. Une vieille dame au volant. Le conducteur de la voiture noire dut freiner et se déporter au milieu de la chaussée pour ne pas perdre Ryan de vue.

La filature continua ainsi jusqu’à ce que Ryan atteigne Harold’s Cross, où il s’arrêta le long du trottoir. Dans le rétroviseur, il suivit des yeux la voiture noire qui ralentissait et tournait en direction du cimetière.

Ryan aurait pu se laisser troubler, s’interroger à propos de ce doigt énigmatique que le gouvernement pointait sur ses traces, mais il avait autre chose en tête quand il redémarra.

Il avait un costume à aller chercher.

8

Célestin Lainé avala un autre verre de whisky, sentit la morsure dans sa gorge. À peine sept heures et Paddy Murtagh était déjà ivre. Il se mettrait bientôt à chanter. Des chansons de rebelles, disait-il. The Bold Fenian Men, The Wearing of the Green, Johnsons’s Motor Car[3]. Il entonnerait le premier couplet de sa voix éraillée et fausse, et ne se tairait pas avant de sombrer dans l’inconscience.

Au moins, Lainé ne serait pas seul à supporter ça ce soir. Élouan Groix, un compatriote breton, avait aussi pris place à la table. Le père de Murtagh lui ayant accordé la jouissance de cette petite maison dans un coin reculé de ses terres, Lainé se sentait obligé d’accueillir Paddy, son fils.

Lainé et d’autres membres de la Bezen Perrot, petit groupe de militants farouchement engagés dans le combat contre les Alliés, s’étaient réfugiés en Irlande une fois la guerre terminée. Après avoir résisté plus longtemps que la plupart des Allemands auxquels ils apportaient leur soutien, ils finirent par baisser les armes. Ne restait plus que la fuite.

Dans sa jeunesse, Lainé avait lu La Vie de Patrick Pearse[4], de Louis Le Roux. Il en gardait une admiration immense, un devoir d’honneur, envers les martyrs irlandais de 1916. Comme beaucoup d’autonomistes, il était intimement convaincu que ces vies avaient été sacrifiées non seulement pour l’Irlande, mais aussi pour des hommes comme lui. Si l’on voulait enfin se débarrasser du joug que les Français imposaient aux Bretons, la lutte devait être inspirée par ce même esprit qui avait animé les Irlandais, ce même feu celtique qui flambait dans le ventre des guerriers.

L’avènement du Reich était apparu comme un baiser de Dieu. Un cadeau offert, le moyen de parvenir à l’objectif que les Bretons n’avaient pas le pouvoir d’atteindre seuls. Aussi, tandis que la France tombait devant l’offensive ennemie, Lainé organisa ses hommes, leur procura des armes fournies par les Allemands et prit la tête des opérations.

Bientôt, Lainé se découvrit un talent qu’il ne soupçonnait pas. Ingénieur chimiste de formation, il avait déjà mis à profit son savoir en fabriquant des engins explosifs, mais sa nouvelle vocation surprit tout le monde, à commencer par lui-même : il excellait à soutirer des informations aux prisonniers.

Par une nuit chaude, au début de l’occupation, Lainé et trois camarades capturèrent un résistant dans un champ au nord de Nantes. Les deux autres qui l’accompagnaient s’étaient échappés. Lainé commença par demander les noms des fuyards. Le prisonnier refusa de les livrer, ne donna que le sien, Sylvain Depaul. Il n’habitait pas la région, aussi était-il inconnu de Lainé.

Ils lui bandèrent les yeux et l’emmenèrent dans une grange à flanc de coteau. Tout autour, la campagne dormait, le bétail ne réagit pas au passage des hommes. Le résistant fut ligoté à un poteau. Il avait les poignets mouillés de sueur quand Lainé serra les liens, passant ensuite la propre ceinture de Depaul autour de son cou pour l’attacher.

« Qui étaient les autres ? demanda à nouveau Lainé.

— Je vous le répète, répondit Depaul, la voix étranglée par la ceinture. J’étais seul. Je me promenais.

— Armé d’un Browning ? » Lainé le frappa à la joue avec le canon du pistolet.

« Pour chasser les lapins. J’allais allumer un feu pour m’en faire cuire un. »

Lainé lui envoya un violent coup sur la bouche. Depaul tourna la tête aussi loin que la ceinture le permettait. Le sang coulait de sa lèvre fendue.

« Je n’ai aucune patience, dit Lainé. Ce n’est pas un jeu. Si tu coopères, tu resteras peut-être en vie. Je ne peux pas te le garantir, mais c’est une possibilité. En revanche, si tu mens, si tu me caches des informations, tu souffriras et tu mourras. Ça, c’est une certitude. »

Dans l’esprit de Lainé, ce n’étaient que des mots. Il avait subi un interrogatoire des années auparavant, après qu’une bombe eut explosé à Rennes, détruisant le monument de l’Union de la Bretagne à la France. Les policiers hurlaient les questions, ils l’avaient giflé, empoigné par les cheveux. Un moment pénible, mais on ne pouvait guère parler de torture. C’était une expérience qu’il ne connaissait pas. Aussi fut-il aussi surpris que ses camarades quand il posa le pistolet, sortit de sa poche un couteau au manche d’ivoire, chauffa la lame à la flamme de la lampe à huile, puis appuya la pointe rougeoyante contre la joue de Depaul.

Tandis que le résistant poussait un hurlement, et que les autres hommes toussaient dans l’odeur âcre de la chair grillée, Lainé sentit monter dans sa poitrine quelque chose qu’il ne sut interpréter. Ivresse du pouvoir ? Fierté ? Il sourit à Depaul. « Je vais te reposer la question. Qui étaient ceux qui se sont enfuis quand on t’a pris ? »

Depaul grogna, cracha du sang sur sa chemise, ravala sa douleur. « Il n’y avait personne. J’étais seul. »

Lainé ne s’attendait pas à éprouver de la satisfaction en voyant que Depaul refusait de parler. Pourtant, telle était bien la nature de son émotion : la jouissance de pouvoir encore s’abandonner à la cruauté. Il approcha à nouveau la lame de la flamme, regarda le sang de Depaul et les lambeaux de sa chair grésiller, puis s’évaporer.

« J’étais seul, répéta Depaul, d’une voix vacillante où ne subsistait plus aucune trace de défi. Je le jure devant Dieu. S’il y avait eu quelqu’un d’autre, je vous le dirais, mais j’étais seul. C’est la vérité. »

Lainé passa derrière le poteau et saisit le pouce de la main droite de Depaul.

« Encore une fois… Qui étaient tes compagnons ?

— Je vous en prie, j’étais seul. Il n’y avait… »

Lainé enfonça la lame sous l’ongle. Depaul hurla. Les trois Bretons reculèrent. L’un d’eux sortit en courant, une main plaquée sur la bouche, et vomit entre ses doigts.

Sans retirer la lame, Lainé demanda : « Qui étaient tes compagnons ? »

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3

Chansons traditionnelles nationalistes. Littéralement : Les Hardis Féniens, Le Port du vert, L’Automobile de Johnson.

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4

Patrick Pearse (1879–1916) : poète, écrivain et militant nationaliste irlandais qui fut l’un des dirigeants du soulèvement de Pâques 1916. Après l’échec de l’insurrection, il fut exécuté par les autorités britanniques.