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Depaul secouait la tête de droite et de gauche. Sa voix s’épuisa quand il n’y eut plus d’air dans ses poumons.

Lainé poussa la lame brûlante sous le barrage de la kératine, forant entre les chairs tendres, jusqu’à ce que l’ongle se détache.

Depaul parla.

Il révéla les noms de ses deux camarades, des habitants de la région, et l’objet de leur mission. Les Anglais devaient parachuter une caisse dans un champ à moins d’un kilomètre de là. Lainé et ses hommes se rendirent sur les lieux et trouvèrent la caisse, laquelle contenait des fusils, des munitions et une radio. En moins de vingt-quatre heures, les amis de Depaul furent retrouvés et exécutés à ses côtés.

La réputation de Lainé s’établit rapidement autour de son nouveau talent. Bientôt, il suffit de mentionner son nom pour faire parler un résistant. C’eût été mentir de nier le plaisir que lui procurait cette notoriété. Le pouvoir, dans son expression la plus pure. Le pouvoir de la peur. Lainé en prit vite l’habitude, sans penser qu’il le perdrait un jour.

En Irlande maintenant, à cinquante-cinq ans, il n’avait rien. L’idée ne lui étant pas venue de préparer sa sortie par divers actes de pillage avant l’effondrement du Reich, il s’enfuit les poches vides. Sans ses contacts avec des membres de l’IRA, ses héros, il n’aurait peut-être pas pu échapper à la colère des Alliés et gagner l’Irlande.

Lainé se rappelait encore son amère déception lorsqu’il avait enfin rencontré les révolutionnaires irlandais qu’il idolâtrait tant. Dans son imagination, ils étaient les nobles défenseurs du travailleur celtique. Les Patrick Pearse, les James Connolly, les Michael Collins.

En réalité, il découvrit un ramassis hétéroclite de fermiers, de socialistes et de fascistes, de bigots et de vantards, une armée dont la guerre était terminée depuis longtemps. Ils s’étaient ralliés aux nazis, élaborant même des plans pour aider les Allemands à envahir l’Irlande du Nord afin de mettre les Anglais dehors, mais se révélèrent incapables de soutenir pareille ambition.

Pour Célestin Lainé, la fuite et la défaite avaient ressemblé à des épines avalées de force. Mais à présent, des années plus tard, il savait que ce sort était préférable au purgatoire sans issue où barbotaient les fanatiques de l’IRA. Ils n’avaient pas complètement gagné leur combat pour l’indépendance ; la partie nord de leur île demeurait sous la coupe des Anglais et de leurs serviles protestants, tandis que le reste de la nation obéissait à un gouvernement qui ne servait que ses propres intérêts et s’était détourné des courageux guerriers aux sacrifices desquels il devait son existence.

Le meilleur de l’IRA, maintenant, se réduisait à des voyous sans éducation comme Paddy Murtagh et son père, le belliqueux Cathal Murtagh, avec la tête pleine de chansons sur la vertueuse lutte révolutionnaire… et de pas grand-chose d’autre.

Comme le redoutait Lainé, le jeune Murtagh posa son verre sur la table, prit une inspiration qui bouscula les glaires accrochées au fond de sa gorge et entonna :

« Salut, ô combattants et nobles de renom, qui autrefois conduisîtes de vaillants guerriers ! »

Élouan Groix considéra Lainé d’un regard las. Lainé haussa les épaules, leva une main pour dire : qu’est-ce que je peux faire ?

Murtagh reprit son souffle et s’embarqua dans une autre mélopée. « Jetez vos panaches et vos trophées d’or, rendez vos armes d’une main tremblante. »

Alors qu’il marquait une légère pause à la fin du couplet, Lainé entendit le chien, dans la cour, qui tirait sur sa chaîne en glapissant et en aboyant.

Il l’avait trouvé sur le bord de la route deux ans plus tôt. Ce n’était qu’un chiot, avec la peau flasque sur les côtes, un ventre si maigre que Lainé pouvait en faire le tour d’une main. Après un mois de bons traitements, le chien était devenu un compagnon éclatant de santé et dévoué qu’il baptisa Hervé, même si l’animal était une femelle. On n’aurait pu souhaiter gardien plus fidèle ni plus redoutable.

La voix de Murtagh attaquait déjà le deuxième couplet.

Lainé leva une main et dit : « Silence. »

Murtagh exhala douloureusement et regarda Lainé sans comprendre, l’air vaguement peiné.

« Écoutez », dit Lainé.

Hervé redoubla de férocité, malmenant la chaîne qui retenait ses assauts dans la lumière déclinante.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda Murtagh.

Groix lui serra le poignet pour le faire taire.

Le chien aboyait furieusement dans le vacarme de la chaîne.

Lainé tourna la tête et regarda par la fenêtre au-dessus de l’évier. Il vit le piquet auquel était attaché Hervé. La chaîne tirée vers le côté de la maison, soumise à une telle tension qu’elle tordait le pieu.

« On a de la visite », dit Lainé.

Il observa la chaîne. Tendue, relâchée. Tendue, relâchée, au point qu’elle menaçait d’arracher le piquet. La voix d’Hervé se brisait dans les accents de sa panique, atteignant une intensité portée à son point culminant.

Puis le chien se tut et la chaîne retomba mollement.

9

L’armoire de la chambre d’hôtel était habillée d’un miroir sur pied. Ryan se tint devant son reflet, redressa les épaules, avança le menton, rentra le ventre. Le costume gris épousait ses formes masculines et mettait en valeur sa silhouette. Il paraissait même bel homme, osa-t-il penser. Il lissa la cravate dont la soie bruissait sous ses doigts. Les boutons de manchettes étincelaient comme des silex à ses poignets.

Il n’avait pas l’air d’un fils d’épicier.

« Ça ira », dit-il tout haut.

Le Grand Hôtel surplombait l’estuaire de Malahide, au nord de Dublin, tel un gros gâteau de mariage dont les quatre étages se dressaient depuis plus d’un siècle. Une hôtesse conduisit Ryan aux salons de réception. En approchant, il entendit un petit orchestre de swing qui jouait How High the Moon.

Des serveurs débarrassaient les restes d’un repas. Une réunion officielle, présuma Ryan. Diplomates, juges, politiciens. Des hommes de pouvoir se partageant le butin. Les invités étaient assemblés par petits groupes, jeunes filles et prétendants, hommes plus âgés et épouses grisonnantes.

Des couples dansaient, le dos raide, une distance convenable entre les partenaires. Çà et là, on se permettait un soupçon de laisser-aller.

Un instant, Ryan se fit l’effet d’un imposteur. Un individu louche qui n’était pas à sa place ici, parmi ces gens, avec leur argent et leur bon goût. Il effleura d’une main sa cravate. La douceur de la soie sous ses doigts le rassura un tant soit peu.

« Vous êtes perdu ? » demanda une voix de velours.

Ryan se retourna et la vit. Il ouvrit la bouche, mais les mots lui firent défaut. Sa langue était prise dans un collet. À côté de la jeune femme, il reconnut la secrétaire de Charles Haughey.

« Ne vous inquiétez pas, poursuivit-elle. Nous sommes tous des charlatans ici. Venez. Vous pourrez m’offrir un verre. »

Elle le saisit par le coude. Son avant-bras était mince et nu, la peau plus pâle à l’intérieur du poignet, étoilée de taches de rousseur. À peine un peu moins grande que lui avec ses talons, incroyablement élancée, un corps le long duquel coulait le regard. Des cheveux roux sombres relevés en chignon, des yeux gris-vert.

Elle sourit à la secrétaire de Haughey et lui adressa un clin d’œil avant de s’éloigner au bras de Ryan.

« Avec qui êtes-vous venu ? » demanda-t-elle.