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À dire vrai, Skorzeny aurait préféré être à Madrid, où il goûtait l’hospitalité de son ami Francisco Franco. Ces meurtres ne le perturberaient pas autant s’il avait pu tout simplement prendre un avion pour l’Espagne. Mais un Italien avait mis fin à cette vie-là. Du moins pour l’instant.

C’était arrivé trois mois plus tôt, par une soirée chaude à Tarragone, sur un balcon dominant la Méditerranée. Franco avait invité une poignée d’amis proches à passer le week-end avec lui, pour respirer le bon air marin de la côte catalane et, peut-être, visiter les ruines romaines de la ville. Skorzeny avait pris l’avion à Dublin, pour Paris d’abord, puis pour Barcelone, avant de continuer en train vers le sud et de rejoindre Franco dans son hôtel niché sur les hauteurs de la Rambla Nova.

Un piano faisait entendre ses notes cristallines dans la suite, le bruit des vagues montait des rochers en contrebas. Sur le balcon, Skorzeny sirotait un vin blanc panaché en fumant une cigarette.

« Colonel Skorzeny », fit une voix.

Se détournant de la mer qui pâlissait dans la lumière du couchant, Skorzeny découvrit un homme bien habillé, aux cheveux blonds. Il supposa un instant qu’il s’agissait d’un ancien Kamerad, au vu de son apparence aryenne, mais l’accent détonnait.

« Guten Abend, dit Skorzeny. Nous ne nous connaissons pas, je crois. »

L’homme sourit et avoua avec une forte intonation espagnole qu’il parlait très mal l’allemand. Skorzeny, doué pour les langues depuis toujours, répéta la phrase en espagnol.

« Nous nous sommes croisés, brièvement, il y a vingt ans », dit l’homme en tendant la main. Ses doigts minces étaient froids dans la poigne de Skorzeny. « Je m’appelle Luca Impelliteri. À l’époque, j’étais sergent dans les carabinieri. »

Skorzeny lui lâcha la main. « Vous êtes italien ? Je vous aurais pris pour un Allemand.

— Mes parents étaient originaires de Gênes.

— Ah. Les Italiens du Nord sont de meilleur sang que la plupart des autres populations de ce pays. Les Siciliens, je crois, se rangent au plus bas de l’échelle. Je me trompe ? »

Impelliteri eut un sourire dur. « Je juge la valeur d’un homme à ses actes, non pas à sa naissance.

— Quelle noblesse d’âme, répliqua Skorzeny. Et qu’est-ce qui vous amène en Espagne ?

— Je suis conseiller du chef de la sécurité personnelle du Généralissime. Ce soir, le Généralissime m’a gracieusement permis de me joindre à ses invités pour boire un verre.

— Vous avez dû faire quelque chose pour l’impressionner », dit Skorzeny, laissant percer une note de condescendance dans sa voix.

L’Italien hocha la tête avec une humilité que Skorzeny savait aussi peu sincère que son propre compliment. De fines rides naissaient à peine autour de ses yeux, aux coins de sa bouche.

« Vous deviez être un très jeune officier à l’époque, dit Skorzeny.

— Vingt et un ans, répliqua Impelliteri. C’était en septembre. 1943. »

Skorzeny considéra à nouveau son visage, fouilla sa mémoire.

« Oh ?

— Pour être plus précis, le 12 septembre. »

Skorzeny prit son verre sur le rebord du balcon, but une gorgée de vin, attendit la suite.

« Sur le Gran Sasso, dit l’Italien. À l’hôtel Campo Imperatore.

— Vous étiez l’un des gardes de Mussolini ?

— En réalité, je n’avais jamais vu le Duce avant qu’il ne sorte de l’hôtel avec vous, tout tremblant dans son manteau et son chapeau ridicules.

— Vous vous êtes rendu en même temps que les autres carabinieri ?

— Évidemment, ironisa Impelliteri. Pourquoi aurais-je donné ma vie pour empêcher les Allemands de prendre un homme comme Mussolini ? Vous avez été accueillis les bras ouverts. »

Skorzeny sourit à son tour, leva son verre. « Sage décision de la part d’un homme si jeune. J’aurais écrasé toute résistance. »

Impelliteri eut l’air franchement amusé. « Vraiment ? À ce qu’il m’a semblé, moi, la seule chose qui risquait d’être écrasée, c’était le dos de ce pauvre officier sur lequel vous étiez monté pour escalader le mur. »

Skorzeny sentit son sourire se figer.

« Mais vous vous en êtes très bien tiré, n’est-ce pas ? poursuivit Impelliteri. Les hommes de la propagande ont fait de vous un héros. Comment vous ont-ils surnommé ? Ah oui : Commando extraordinaire. L’intrépide officier SS qui, à lui seul, a arraché l’allié de l’Allemagne à son propre peuple, à ces traîtres qui allaient livrer Mussolini aux Américains. J’ai bien ri en voyant le film qui vous montrait en sauveur légendaire. Sacré montage. »

Skorzeny reposa le verre sur le balcon. « Ce n’était pas un montage, mais un document historique. Vous me traitez de menteur ?

— De menteur ? » Impelliteri secoua la tête. « Non. Enjoliveur, oui. Opportuniste, oui. Imposteur ? »

Il laissa la question en suspens dans l’air chaud de la Catalogne, puis reprit : « Vous savez, le Généralissime vous tient en très haute estime. Il croit le moindre mot de votre mythologie. C’est pourquoi il vous accueille dans son royaume. Ce serait terrible s’il venait à apprendre la vérité. »

Une colère impuissante serra le ventre de Skorzeny. S’il ne s’était pas trouvé à proximité d’une suite d’hôtel remplie d’invités de Franco, il aurait saisi l’Italien à la gorge et l’aurait balancé par-dessus le balcon sur les rochers en contrebas. Au lieu de quoi, il garda le silence. Impelliteri, après l’avoir salué, disparut à l’intérieur.

Quelques jours plus tard, Skorzeny regretta de s’être retenu de tuer l’Italien sur-le-champ.

Il était maintenant coincé en Irlande, attendant que ce satané politicien revienne dans la chambre.

Enfin, on frappa à la porte et Haughey entra, essoufflé, le visage rouge.

« Colonel, dit-il, je vous dois des excuses pour le comportement du lieutenant Ryan. »

Skorzeny remplit à nouveau le verre de Haughey. « Absolument pas, monsieur le ministre.

— Si vous voulez que je lui retire le boulot et que je mette quelqu’un d’autre sur le coup, je comprendrai. »

Skorzeny tendit le verre au politicien. « Non, monsieur le ministre. J’aime bien ce lieutenant Ryan. Il a des couilles. Voyons de quoi il est capable. »

12

Ryan se dirigea à grands pas vers la sortie. La musique montait du salon dans de langoureuses envolées. Il marqua une pause, tendit l’oreille. Les Feuilles mortes. L’image de la jeune femme lui apparut, ses cheveux roux sombre, son poignet mince éclairé de taches de rousseur, sa peau translucide.

Elle avait dit qu’elle s’appelait Celia.

Partir ou rester ?

Il se figea, pétri d’hésitation, puis se rappela la chambre vide et froide de l’hôtel Buswells, et la chaleur de son souffle contre son oreille. Remontant le flot de la musique jusqu’au seuil du grand salon, il la chercha du regard parmi le tourbillon des danses et des rires.

Là, dépassant presque tout le monde de sa haute taille, elle se tenait sous l’arche du bar et écoutait avec une expression polie un personnage grassouillet qui criait pour se faire entendre. Elle le vit approcher et le fixa droit dans les yeux, sans plus s’intéresser à l’homme qui s’époumonait à son intention.