« Je vous ai gardé votre brandy », dit-elle en attrapant le verre sur la table près d’elle.
Interrompu au milieu d’une phrase, l’homme songea à protester, puis se ravisa. Il partit, tête basse. La musique noya les jurons qu’il maugréait dans sa barbe.
« Merci », dit Ryan. Il prit le verre qu’elle lui tendait, frémissant au contact de ses doigts, puis tira une chaise pour qu’elle puisse s’asseoir et s’installa à ses côtés.
« Alors, il était comment, le ministre de la Justice ? demanda-t-elle.
— Tapageur, répondit-il. Grossier. En colère. »
Elle sourit. « Du pur Charlie. Il finira par être Taoiseach, vous verrez. Charles J. Haughey mènera ce pays. À quoi, je ne sais pas, mais il le conduira. Certains le prennent pour un grand homme.
— Et vous, qu’est-ce que vous en pensez ? »
Au moment où Ryan posait la question, Haughey entra dans le salon en compagnie d’Otto Skorzeny. Tous les yeux se tournèrent vers eux. Haughey exultait, mais Skorzeny resta impassible. Plusieurs jeunes hommes foncèrent au bar pour leur apporter à boire.
Celia contempla froidement le politicien. « Je pense que c’est un monstre. Ce ne serait pas le premier à la tête d’une nation. Pourquoi vous a-t-il débauché ? Quel plan diabolique étiez-vous en train de concocter avec lui et cet infâme Otto Skorzeny ?
— Aucun plan, dit Ryan. Rien dont je ne puisse parler.
— Je vois… Très intrigant. »
Haughey et Skorzeny avançaient dans le salon, serrant des mains, frappant amicalement des dos. Le ministre remarqua Ryan. Son sourire cordial se figea sur ses lèvres.
Ryan ne détourna pas les yeux jusqu’à ce que Celia le saisisse par sa manche.
« Dansez avec moi », dit-elle.
L’appréhension et la panique le firent brusquement pâlir. « Non, je ne peux pas. C’est-à-dire, je ne suis pas très… »
Elle effleura sa joue du bout des doigts. « Quelle triste figure, dit-elle avec un sourire oblique. Allez, venez. Je vous traînerai de force s’il le faut.
— Non, vraiment. Je nous ridiculiserais tous les deux.
— Sûrement pas. Ne m’obligez pas à vous supplier. »
Celia le tira par la main. Il se leva, se laissa conduire sur la piste de danse. L’orchestre jouait un air au rythme plutôt lent qu’il ne reconnut pas. Elle prit sa main gauche dans sa main droite, la leva, approcha son corps. Son autre main lui étreignit l’épaule tandis qu’il plaquait la sienne au creux de ses reins, éprouvant sous sa paume la fermeté de la courbe en même temps que sa douceur.
Ils dansèrent.
Elle lui prêtait sa grâce, son équilibre, entraînant les pieds maladroits de son cavalier avec elle sur la piste. L’air entre eux semblait chargé, comme de noirs nuages d’été prêts à éclater en lançant des éclairs. Il sentait la pression de ses seins contre son torse et ne reculait pas. Elle pivotait entre ses bras, le frôlant de ses hanches, et le sang affluait alors à l’endroit qu’elle touchait. C’était une chaleur qui le prenait, une lourdeur, un poids. Elle en avait conscience aussi, autant que lui. Il le savait à ses lèvres entrouvertes qui brillaient, d’un rose tirant vers le rouge.
Ryan ouvrit la bouche pour parler, mais la jeune femme changea d’expression, les yeux captés par quelque chose derrière lui. Il tourna la tête pour voir ce qui attirait ainsi son attention.
Un homme d’âge moyen chuchotait à l’oreille de Haughey, qui l’écoutait, pâle, les sourcils froncés. Le ministre répéta à Skorzeny ce que l’homme venait de lui apprendre. Pas un muscle ne tressaillit sur le visage imperturbable de l’Autrichien. Seuls, ses yeux bougèrent, cherchant Ryan. Brusquement, celui-ci n’entendit plus la musique. Ses pieds malhabiles s’arrêtèrent net.
« Qu’est-ce qui se passe à votre avis ? » interrogea Celia.
Haughey marchait sur eux.
« Je ne sais pas », dit Ryan.
Le ministre prit Ryan par le bras pour le détacher de Celia. « On dirait que la chance vous a souri, déclara-t-il.
— Pardon ? fit Ryan, avant de comprendre que le politicien ne parlait pas de sa partenaire.
— Vous avez un témoin. »
13
Ryan avait du mal à suivre la Mercedes-Benz 300 SL de Skorzeny qui filait sur la route de campagne. La carrosserie blanche disparaissait au détour des haies et ressurgissait à mi-pente, éblouissante dans les phares de la Vauxhall qui tenait mal la route dans les virages, tandis que la Mercedes, elle, semblait flotter sur la chaussée.
Skorzeny ralentit à peine quand ils traversèrent Kildare. Malgré le bruit de son propre moteur, Ryan entendit la Mercedes rugir quand elle s’élança dans la côte en direction de Dunmurry. Alors que les maisons s’espaçaient, laissant place à des champs, Ryan finit par perdre l’Autrichien de vue. Il accéléra, penché en avant pour mieux scruter l’horizon à travers le pare-brise.
Haughey était resté à la soirée, jugeant préférable de ne pas trop s’impliquer. Oui, avait conseillé Ryan, tenez-vous à distance s’il doit y avoir du sang.
La route grimpait sur un kilomètre. Des arbres et des portails défilaient de chaque côté, avec des branches qui jaillissaient çà et là, griffant les portières et les rétroviseurs latéraux de la Vauxhall. D’un coup, il passa le sommet. Son estomac décolla en même temps que les roues quittaient l’asphalte.
Des feux arrière d’un rouge ardent emplirent sa vision au moment où la Vauxhall retombait. Il écrasa la pédale de frein, projeté en avant, donnant du pied plusieurs fois. La voiture trembla et gémit, à quelques mètres seulement de la Mercedes.
Skorzeny démarra à plein gaz. Il agita une main par la fenêtre, comme pour signifier : allez, ne lambinez pas. Ryan poussa un juron en reprenant le contrôle de la Vauxhall.
Il talonna la Mercedes et tourna derrière elle dans un chemin de terre si étroit qu’il n’avait pas remarqué la trouée dans la haie. Semé d’ornières qui lui ébranlaient la colonne vertébrale, le chemin serpentait entre les champs sur un kilomètre et demi, puis s’arrêtait devant un portail juste assez large pour laisser passer la voiture de Skorzeny. Ryan suivit et se gara le long de la Mercedes au moment où Skorzeny en descendait.
« Qui vous a appris à conduire ? lança l’Autrichien tandis que Ryan contournait la Vauxhall. Votre mère ? Je vous aurais semé si je ne vous avais pas attendu. »
Avant que Ryan n’ait le temps de ratifier ou de contester, un homme mince sortit par le côté de la maison, balançant une lampe à pétrole.
« Par ici », dit-il avec un fort accent.
C’est Lainé, pensa Ryan. Le Français. Skorzeny s’avança le premier et lui serra la main. De vieux amis.
« Qui est-ce ? demanda Lainé.
— Le lieutenant Ryan, de la Direction du renseignement, répondit Skorzeny. Il nous aide à élucider cette affaire. Il veut vous parler. »
Ryan s’approcha, tendit la main. Lainé l’ignora royalement et coinça une cigarette roulée entre ses lèvres. Il leva la lampe, approcha la flamme et la cigarette s’alluma, révélant les sillons de son visage et ses yeux creux.
« Venez », dit-il.
Ils lui emboîtèrent le pas jusqu’à l’arrière de la maison. Skorzeny marqua un arrêt sur le seuil. Ryan le rejoignit et comprit pourquoi.