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À nouveau, car ce n’était pas la première fois, Otto Skorzeny s’étonna de ce qui le rendait heureux aujourd’hui. Si différent de ce qu’il éprouvait vingt ans auparavant. Jeune homme, il aimait l’odeur de la cordite, l’air brûlé par la poudre à canon, le vacarme tonitruant du combat. Et les garçons, les beaux, les forts, les courageux garçons qui défiaient la mort, tous sous son commandement.

À présent, son ventre avait grossi, ses hanches et ses genoux se rebellaient parfois ; ses poumons étaient à court de souffle quand il grimpait un versant, les cuisses douloureuses. Mais l’âge ne l’inquiétait pas outre mesure. Malgré les signes de sa dégradation physique, il conservait une bonne santé. Il pouvait encore compter sur dix ou quinze ans de vie agréable, puis dix autres supportables, peut-être, avant que son cœur ne lâche.

Il remplirait ce temps comme il s’y employait aujourd’hui, à marcher dans ses champs, à regarder le travail des hommes attachés à les entretenir et les chiens qui s’acquittaient de leur mission avec l’ardeur dont seul un esprit simple est capable.

C’était aussi ce qui faisait un bon soldat, bien sûr. Pour Skorzeny, les meilleurs fantassins étaient issus des classes ouvrières. Des hommes habitués à passer leurs journées aux champs ou à l’usine, uniquement préoccupés de la tâche devant eux. Qu’on leur donne des fusils et un ennemi sur lequel tirer et l’on pouvait contempler l’ordre naturel de la vie qui se jouait entre le feu et le sang.

Un bon membre de commando était un tout autre animal. Pour cela il fallait un esprit supérieur, pas seulement malin, une intelligence égale à la dureté du cœur.

Quelqu’un comme le lieutenant Ryan.

Skorzeny l’avait vu dès que l’Irlandais était entré dans la suite du Grand Hotel à Malahide. Ryan n’avait pas cillé en découvrant les corps dans la maison, le trou béant dans la tempe de Groix, les cheveux roussis, le cuir chevelu arraché. Il possédait ce silex au fond de lui, le même que Skorzeny.

Et Ryan était clairvoyant. Pas comme Haughey, chez qui le discernement et la ruse ne servaient que la cupidité, mais avec cette perspicacité que l’on acquiert dans des endroits du monde où l’hostilité et le sang sont maîtres. Skorzeny ne doutait pas que l’Irlandais retrouverait le traître. Mais le lui amènerait-il ? Ryan devinerait sûrement ce qui attendait l’informateur. Aurait-il le cran, en toute conscience, de livrer un prisonnier à un tel sort ?

Skorzeny n’aurait su se prononcer.

Une fois rentré chez lui, il se lava et se changea, puis se rendit dans son bureau. Il avait l’intention de convoquer Lainé, mais celui-ci l’attendait déjà, fumant une de ces cigarettes nauséabondes qu’il roulait lui-même.

Le Français malingre était assis les bras et les jambes croisées, tassé sur lui-même, de sorte qu’il ressemblait à un handicapé malformé. Skorzeny s’installa en face de lui et ouvrit l’étui à cigarettes posé sur son bureau. Il regretta que Lainé n’en ait pas pris une, au lieu d’empester le bureau avec la fumée âcre de son tabac.

« Qui est l’Irlandais* ? » demanda Lainé.

Skorzeny parlait couramment français depuis un très jeune âge. « Je vous l’ai dit. Le lieutenant Albert Ryan, G2, Direction du renseignement.

— Je ne l’aime pas. Il ne m’inspire pas confiance.

— Peu importe, répliqua Skorzeny. Laissez-le faire son boulot, c’est tout. Je n’ai aucun doute sur ses capacités. C’est un soldat. Comme moi. »

Lainé inclina la tête pour montrer que l’insulte voilée de Skorzeny ne lui avait pas échappé. « Et moi, j’étais quoi ? Une lavandière ? »

Skorzeny choisit de ne pas répondre. Il dit seulement : « J’apprécierais que vous restiez dans votre chambre ce soir. J’ai des invités importants à dîner. »

La langue de Lainé recueillit des brins de tabac sur ses lèvres. Il les recracha. « Quels invités ? »

Skorzeny considéra les fragments de tabac humide qui avaient atterri sur le cuir de son bureau. « Des membres de la classe politique. Esteban vous apportera votre repas, avec une bouteille de la cave. »

Les yeux de Lainé s’éclairèrent. « Vous avez une cave ?

— Frau Tiernan servira de l’agneau, aussi je suggère un penfolds grange shiraz 1955. C’est un vin australien, mais il est excellent. »

Lainé fit une moue dédaigneuse, puis haussa les épaules et acquiesça. « Très bien. Mais je vous le répète, cet Irlandais ne me plaît pas. Comment savez-vous qu’il ne nous trahira pas ? »

Skorzeny secoua la tête. « C’est un soldat. Un bon. Il obéira aux ordres. Et de plus, j’ai quelqu’un qui le surveille. »

16

La propriétaire de la pension conduisit Ryan dans le salon aux fauteuils inconfortables dont les murs étaient tendus d’un papier peint sombre. Deux jeunes femmes l’avaient regardé sans dissimuler leur curiosité depuis le palier de l’étage quand il était entré, s’éclipsant avec des rires étouffés dès qu’il avait levé la tête.

Mrs. Highland le laissa seul sur le canapé où il se tortillait, mal à l’aise. Elle revint quelques minutes plus tard et annonça que Celia descendait dans un instant.

« Où prévoyez-vous de l’emmener ce soir ? » demanda-t-elle en s’attardant sur le seuil à la manière d’une sentinelle. Elle avait les cheveux tirés en un chignon sévère, un sourire poli et pincé.

« Au cinéma, dit Ryan.

— Oh ? Qu’est-ce qu’on y donne ?

— Le film de James Bond. Docteur No. C’est une adaptation d’un livre de Ian Fleming. »

Le sourire se fit réprobateur. « À ce qu’il paraît, ces romans sont passablement vulgaires. »

Ryan sentait la sueur perler dans le bas de son dos. « Je n’en ai lu aucun.

— Hum. Vous l’aurez sûrement compris, je tiens ici une maison respectable. Mes filles ne sont pas seulement des locataires, je les considère comme des pupilles qui ont été placées sous mon autorité. Je connais personnellement certains membres de leur famille. Sans vouloir insister, je vous serais reconnaissante de ramener miss Hume avant onze heures. »

Ryan sourit en hochant la tête.

La porte s’ouvrit et Celia entra. Ses cheveux roux flottaient librement sur ses épaules, sa robe verte à manches courtes, simple et ajustée, s’ornait d’une unique broche en émeraude. Mrs. Highland recula d’un pas, fronçant les sourcils à la vue de la peau nue piquetée de taches de rousseur. Celia ne lui prêta aucune attention.

« Albert », dit-elle.

Ryan se leva. « Celia. »

Ils restèrent debout en silence. Seul résonnait le tic-tac de la pendule sur la cheminée. Enfin, Celia dit : « Merci, madame Highland. »

La propriétaire les regarda tour à tour, puis, après s’être éclairci la voix : « Bien. Je vous laisse tous les deux. Au revoir, monsieur Ryan. »

Il inclina poliment la tête. « Au revoir, madame. »

Mrs. Highland se retira, ferma la porte derrière elle. Ryan l’entendit houspiller les autres filles dans l’escalier.

Pris sous le regard vert de Celia, Ryan avait la bouche sèche et les lèvres paralysées.

Quand il se crut sur le point d’exploser tant le silence était insupportable, elle dit : « Mrs. Highland sort toujours le grand jeu la première fois. »

Le rire de Ryan fusa comme un lévrier au départ d’une course. Il rougit et Celia sourit.

« On y va ? » lança-t-elle.