Ils étaient assis, immobiles et silencieux, dans les ombres dansantes de la salle. D’autres couples se touchaient, la femme blottie contre son compagnon, deux têtes qui parfois se rapprochaient. Tout le monde lâcha un ooh quand Ursula Andress sortit de la mer, bronzée et ruisselante.
La fille à côté de Celia se redressa un instant, puis rendit ses lèvres au garçon qui avait glissé la main dans son chemisier. Ryan épia la forme des doigts qui s’agitaient sous le tissu. Quand il détourna le regard, il vit Celia qui l’observait, un mince sourire aux lèvres, ses yeux brillants dans l’ombre.
Ils remontèrent D’Olier Street en direction de Trinity College, Celia tenant Ryan par le bras. Les lueurs des lampadaires se reflétaient sur les trottoirs qu’une averse avait mouillés pendant qu’ils étaient au cinéma. De l’autre côté de la rue, les fenêtres de l’immeuble de l’Irish Times luisaient doucement.
« Il est tellement beau, dit-elle.
— Sean Connery ?
— Oui. Je l’ai rencontré, à une soirée à Londres. Enfin, pas exactement rencontré, mais je me trouvais dans la même pièce que lui. C’était l’année dernière, peu de temps avant la sortie du film en Irlande. On savait, rien qu’à le voir, qu’il deviendrait une star. Il avait une telle grâce, comme un animal, un tigre ou un léopard, dangereux et beau à la fois. »
Dans sa bouche, les mots ressemblaient aux ingrédients savoureux d’un mets exotique.
« J’imagine qu’en réalité, ce n’est pas comme ça ? La vie d’un agent secret ? »
Ryan sourit. « Je ne suis pas un agent secret.
— Non, mais vous êtes un G2. Sur notre petite île, c’est ce qui s’en approche le plus.
— Peut-être. En tout cas, ça n’a rien à voir avec le film.
— Ah non ? » Elle fit une moue exagérément déçue. « Il n’y a pas de créatures superbes qui émergent de l’onde et se jettent à votre cou ? »
Ils avaient atteint l’extrémité de la rue où se dressait l’élégante façade de l’immeuble du D’Olier Chambers. Celia désigna l’étroite devanture du pub de Fleet Street, en face.
« Offrez-moi un verre », dit-elle.
À l’intérieur, la fumée des cigarettes obscurcissait l’atmosphère comme d’épais rideaux. Ryan alla au bar pendant que Celia trouvait deux places dans un coin tranquille. Le barman ouvrit de grands yeux quand il demanda une rondelle de citron vert avec le gin tonic, aussi dut-il se rabattre sur du citron.
Des hommes en costume, cols de chemise ouverts et visages rouges, s’esclaffaient bruyamment. Des journalistes de l’Irish Times, devina Ryan, qui s’enfilaient whiskys et pintes de bière brune en échangeant des anecdotes. Ils avaient jaugé Celia quand elle était entrée à son bras, puis suivi sa gracieuse progression dans la salle. Loin de se sentir offensé par cette convoitise, Ryan en était fier, empli d’un orgueil pareil à un filament rougeoyant dans sa poitrine.
Un certain nombre d’entre eux jugeaient sans doute scandaleux qu’une jeune femme pénètre ainsi dans un pub, mais Celia ne semblait pas s’en soucier. En revanche, l’absence de citron vert dans son cocktail la contraria.
« Un rhum coca m’ira très bien la prochaine fois », dit-elle avec un sourire poli mais glacial.
Ryan se demanda s’il devait s’excuser. Au lieu de quoi, il but une gorgée de sa Guinness. Le regard de Celia se posa quelque part sous son menton.
« N’est-ce pas la cravate que vous portiez à Malahide ? » demanda-t-elle.
Il ne put s’empêcher de tâter la soie du bout des doigts. « Ah oui ? Je ne sais pas. Je ne suis pas très versé dans la mode.
— Vraiment ? C’est un très beau costume. D’où vient-il ? »
Elle se pencha sur la table, écarta le revers et lut l’étiquette sur la poche intérieure.
« Canali. Italien… Vous vous habillez bien pour quelqu’un qui ne s’intéresse pas à la mode. Mieux que la plupart des hommes de Dublin, en tout cas. Vous êtes déjà allé à Paris ?
— Je n’ai fait qu’y passer », répondit-il.
Elle lui raconta son séjour là-bas quand elle était troisième secrétaire à l’ambassade d’Irlande. Un jour, alors qu’elle se promenait à Montmartre, un parfait inconnu l’avait abordée en lui demandant de poser pour lui.
— Vous avez accepté ? demanda Ryan.
— J’ai failli », dit-elle. Elle se pencha tout près, mit une main devant sa bouche et chuchota : « Jusqu’à ce qu’il précise qu’il voulait peindre un nu. »
Elle raconta que son père était juge à la Haute Cour. Il avait pris sa retraite quelques années auparavant. C’était un vieux bougon, raide et snob, mais elle ne l’en aimait que plus. Il évoqua son propre père et la petite épicerie où il s’échinait année après année, comme son père avant lui, sans en tirer le moindre sou.
Celia parla de la garden party en l’honneur du président Kennedy qui était prévue à Áras, la résidence officielle du président de Valera. On lui avait promis une invitation et elle avoua que l’idée de se trouver en compagnie de Kennedy et de sa femme si belle, peut-être même de les rencontrer, la faisait pouffer d’excitation comme la jeune écolière qu’elle avait été à Mount Anville, le couvent privé où elle avait été élevée.
Ils comparèrent les lieux qu’ils avaient visités, lui, en tant que soldat, elle, au titre de troisième secrétaire attachée à diverses missions diplomatiques. Ryan décrivit la froide campagne hollandaise et les rues ardentes de Sicile, les longues heures au fond de tranchées désertiques en Libye, la moiteur étouffante de l’été coréen à laquelle succédait la morsure glacée de l’hiver. Celia raconta les journées passées à taper des lettres, à servir des cafés, à aller chercher des vêtements chez le teinturier, un ennui que rattrapaient les soirées dans des suites d’hôtels avec des bars à cocktail et des meubles recouverts de feuille d’or. Les séjours de plusieurs mois, d’une ville à une autre, les week-ends sur des yachts, les banquets dans des palaces.
À vingt-six ans, elle en savait davantage sur la vie que presque tous les hommes — et sûrement toutes les femmes — que Ryan avait jamais fréquentés. Tellement différente des filles avec lesquelles il échangeait des regards timides quand il était enfant et jeune homme, tellement assurée dans ses paroles et ses gestes. Ses mains ne demeuraient pas croisées sur ses genoux, mais bougeaient en accompagnant ses phrases, audacieuses et libres. Elle n’attendait pas son tour pour parler, par respect envers son statut de mâle. Elle riait fort, d’un rire qui montait du ventre, sans se contraindre au gloussement poli qu’on s’autorise sur les bancs de l’église. Elle connaissait le monde.
Mais pas les terres désolées, les recoins sombres, les crevasses sanglantes. Il choisit soigneusement ses mots, lui donnant seulement un aperçu des terribles endroits qu’il avait traversés, pas plus. Les hommes en revenaient abîmés, l’âme arrachée. Il ne voulait pas qu’elle pense qu’il était ainsi, même s’il le craignait parfois.
Ryan avait bientôt terminé son deuxième verre de Guinness — une pinte cette fois —, tandis que Celia agitait son deuxième rhum coca.
« C’est bon de rencontrer un homme qui a voyagé, dit-elle. Ce pays est tellement centré sur lui-même. Notre petit îlot minuscule. À croire que nous sommes prisonniers derrière une clôture ou un mur, comme celui de Berlin, sauf que le nôtre longe la côte. L’unique raison pour laquelle on prend un avion ou un bateau ici, c’est pour émigrer, avec l’Angleterre ou l’Amérique pour seules destinations.