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Impelliteri se tapota la bouche avec une serviette en papier pour essuyer les miettes du gâteau. « Mon opinion, en effet, ne peut en rien vous préoccuper. Après tout, qui suis-je ? Mais je crois que celle du Généralissime ne vous laisserait pas indifférent. Finalement, c’est à son indulgence que vous devez d’être accueilli en Espagne. S’il découvrait votre imposture, s’il pensait que vous l’avez trompé pour vous attirer ses faveurs, peut-être alors vous retirerait-il son amitié. Auquel cas ce beau pays ne vous paraîtrait pas aussi hospitalier. Vraiment, goûtez une de ces pâtisseries. Elles sont délicieuses. »

Une fois encore, il présenta l’assiette. Skorzeny la repoussa.

« Mon ami Franco ne croira pas à ces balivernes. Il saura reconnaître la vérité telle qu’elle surgit dans le document historique.

— Le document historique, répéta Impelliteri. Vous vous gorgez de ces mots comme si, à force de les prononcer, vous leur donniez réalité. Il n’y a pas de document historique. Il n’y a que de la propagande SS et votre fanfaronnade. »

Skorzeny se leva en repoussant sa chaise qui racla bruyamment le trottoir. « J’en ai assez entendu. Ne venez plus m’importuner. »

Il tourna ses pas vers l’hôtel, les eaux bleues et lisses de la Méditerranée au loin.

La voix d’Impelliteri s’éleva dans son dos. « Attendez, colonel Skorzeny. Je ne vous ai pas encore dit ce que je voulais. »

Skorzeny se figea. Il savait dans ses tripes ce que l’Italien demanderait.

18

Ryan dormit peu, à l’étroit dans le lit d’hôtel trop court pour ses jambes. Quand il ne pensait pas à Celia et à ses lèvres sur les siennes, il tournait dans son esprit le souvenir de l’homme aux cheveux noirs et de sa lame.

Il se jouait divers scénarios.

Dans l’un, l’homme ne le terrassait pas, ne le mettait pas à genoux sur le sol poisseux d’urine. Ryan prenait le dessus, le désarmait et lui faisait avouer, tremblant et vaincu, tout ce qu’il voulait savoir.

Dans un autre, Celia le conduisait dans le salon de sa pension, renvoyait Mrs. Highland comme une domestique. Là, sur le canapé inconfortable, Celia l’embrassait encore et sa langue cette fois insistait, explorait, toute de douceur et d’agilité. Elle guidait ses mains, les amenant jusqu’aux endroits les plus secrets, les plus chauds de son corps.

Quand il s’endormit enfin, il rêva du goût de son rouge à lèvres, de sa bouche ouverte, de son haleine qui sentait l’alcool et le tabac. Mais au moment où il se rapprochait d’elle, elle devint l’une des prostituées chez qui les gars l’avaient emmené en Sicile et en Libye, dodue, caressante, exhalant une odeur de transpiration et de savon.

Et l’homme l’épiait dans un coin, son couteau à la main.

« Elle est très jolie », dit-il, la lame du couteau dressée entre ses jambes, luisante et obscène.

Ryan s’éveilla dans le gris de l’aube, les couvertures enroulées autour des chevilles. Il se dégagea et s’assit au bord du lit, attrapa sa montre sur la table de chevet. Un peu plus de cinq heures. Il se frotta les yeux, bâilla, la bouche encore pâteuse sous l’effet de la Guinness.

Son estomac gargouillait. Une heure et demie à attendre avant que le petit déjeuner ne soit servi. Quatre-vingt-dix minutes, livré à ses seules pensées. Faire de l’exercice était l’unique réponse.

En caleçon, il se leva et étira les bras vers le plafond pour assouplir les muscles de son dos. Puis il se pencha en avant, jambes tendues, l’extrémité de ses doigts cherchant le sol, de plus en plus bas, jusqu’à toucher le motif vulgaire de la moquette.

Allongé par terre, il coinça ses pieds sous le lit, croisa les mains derrière la tête et commença une série d’abdominaux.

L’effort mettait de l’ordre dans son esprit.

Il pensa à Otto Skorzeny, réputé autrefois pour être l’homme le plus dangereux d’Europe. À présent reconverti en gentleman farmer. Les dix-huit années écoulées depuis la fin de la guerre l’avaient-elles lavé de ses péchés ? Jusqu’à un certain point, il méritait le respect et l’admiration que lui vouaient les autres soldats. Tacticien de génie, il avait révolutionné la vision que les hommes se faisaient du combat. Mais c’était aussi un nazi. Et pas un pauvre conscrit qu’on obligeait à défendre la cause. Non, il avait adhéré au parti longtemps avant la guerre et s’était engagé volontairement sous les drapeaux du Reich, sans que personne ne lui force la main.

Quoi que ces tueurs veuillent obtenir de lui, quel que soit le sort qui lui était réservé, beaucoup de gens déclareraient que ce n’était que justice.

Beaucoup de gens, mais pas tout le monde.

Ryan se rappelait les conversations qu’il écoutait, enfant, dans la boutique de son père, quand il rangeait des boîtes sur les étagères et balayait le sol pour gagner trois sous. Les hommes discutaient de ce qui se passait en Europe. Ils parlaient du chancelier Hitler. De Valera — qui était encore Taoiseach à l’époque, porté par le succès de la révolution — s’alignerait-il avec Chamberlain ? Si les choses en arrivaient là, demanderait-il à ses concitoyens irlandais de combattre aux côtés des Anglais ?

Impensable, disaient les uns. Le vieux Dev ne vendra jamais les siens aux Anglais.

Mais ce Hitler, alléguaient les autres, il n’en sortira rien de bon. Tous ces cris et ces gesticulations… Il faut lui apprendre à bien se tenir.

Ce n’est qu’un fervent nationaliste, comme nous, qui veille sur les intérêts de son peuple. Exactement comme ce vieux Dev, comme Pearse et Connolly en 1916.

Non, non, rien à voir. Dev et les autres se battaient pour la liberté. Ce Hitler est un dictateur, purement et simplement, et un fasciste.

Ainsi se renvoyait-on les arguments, pendant que le jeune Albert Ryan balayait le sol et nettoyait les vitres, et que son père se taisait derrière son comptoir toujours propre. Ça n’a rien à voir avec moi, disait-il. Qu’ils se battent s’ils en ont envie, du moment qu’ils me laissent tranquille, moi et les miens.

La suite donna raison au père de Ryan. L’Irlande resta à l’écart, tant bien que mal.

Mais pas Ryan. Il vit ce que les nazis avaient fait, les restes carbonisés du continent qu’ils avaient violé et mutilé. Les hommes, les femmes et les enfants, les êtres humains, errant sur les routes, avec toutes leurs possessions serrées dans leurs mains ou attachées sur leur dos. Ils parlaient de ce qu’ils avaient laissé derrière eux. Non pas les objets, mais les corps. Les corps de ceux qu’ils aimaient, abandonnés aux chiens et à la vermine.

Ryan en rêvait encore. Pas aussi souvent qu’autrefois mais de temps à autre. Il remerciait Dieu de ne pas être entré dans les camps. Les histoires circulaient dans toute l’Europe, racontant les squelettes vivants, les fosses communes, les cadavres entassés, à demi brûlés, à demi enterrés.

Des hommes comme Skorzeny avaient fait cela. Volontairement.

Et à présent, Ryan les protégeait.

Il s’immobilisa, poitrine sur les genoux, bloquant sa respiration. Il avait cessé de compter, ne savait pas à combien il en était. Peu importait. Il se tourna de l’autre côté, en appui sur les bras, les mains à plat sur le sol, et fit des pompes.

Qui étaient les prédateurs qui traquaient Skorzeny ? L’homme qui l’avait humilié la veille était-il l’un d’eux ? Ou était-il autre chose ?

Il s’abaissait, remontait. La sueur en tombant laissait des taches sombres sur la moquette. Il adorait sentir les muscles de ses épaules et de ses flancs se raidir sous l’effort, la clarté qui l’envahissait tout entier. Il continua jusqu’à ce que son corps le brûle, malgré l’air comprimé dans ses poumons, ses pensées papillonnant entre un homme aux cheveux noirs et une femme aux cheveux roux, sans savoir lequel des deux il craignait le plus.