L’esprit libéré par l’épuisement, il reprit le dossier fourni par Haughey et lut plusieurs fois les annotations du ministre, ainsi que les siennes. Il avait beau tenter d’élargir son champ de vision, deux noms concentraient toujours ses soupçons :
Hakon Foss et Catherine Beauchamp.
Il se répéta l’adresse de la femme et alla consulter la carte dépliée sur le bureau.
Ryan s’était lavé, rasé, avait revêtu son vieux costume et il s’apprêtait à descendre prendre le petit déjeuner quand le téléphone sonna. La réceptionniste demanda si elle pouvait lui passer un appel. Le correspondant n’avait pas souhaité décliner son identité. Un monsieur étranger, précisa-t-elle.
« Oui, dit Ryan, qui avait deviné.
— Bonjour, lieutenant Ryan, fit la voix d’Otto Skorzeny.
— Bonjour.
— Qu’avez-vous à me rapporter aujourd’hui ? »
Ryan annonça qu’il avait deux noms sur lesquels il souhaitait enquêter, dans l’entourage proche de Skorzeny.
« Qui donc ? »
Ryan marqua une pause. « Je préférerais ne pas répondre.
— Ah non ?
— Non.
— Et si j’insiste ?
— Je refuserai », dit Ryan.
Skorzeny garda un instant le silence. « Très bien », lâcha-t-il au bout d’un moment.
Ryan songea à lui parler de l’homme aux cheveux noirs. Il ne concevait aucun avantage à tenir l’information secrète, mais ne voyait pas non plus comment la livrer sans révéler à Skorzeny qu’il s’était retrouvé à genoux dans les toilettes d’un pub. Il savait d’instinct et d’expérience que montrer pareille faiblesse à un homme comme Otto Skorzeny pouvait être fatal. Devait-il prendre ce risque ?
Avant qu’il n’ait pris sa décision, Skorzeny déclara : « J’aimerais vous faire part d’une invitation. »
Ryan cligna des yeux, troublé. « Ah ?
— Chez moi. Je reçois quelques intimes demain soir. Certains ne vous seront pas étrangers. Notre ami le ministre, en premier lieu. Dites-moi, avez-vous une bonne amie ? »
Ryan hésita. « Je connais une jeune femme », finit-il par dire, en se maudissant pour cette réponse ridicule. Il entendit le sarcasme dans la voix de Skorzeny.
« Eh bien, amenez donc cette jeune femme que vous connaissez.
— Merci.
— Et encore une chose… Soyez prêt à combattre.
— Pardon ?
— Nous croiserons le fer. Je vous ai dit que je cherchais un adversaire respectable. Vous êtes peut-être cet homme-là. Je vous attends demain soir. »
La communication fut coupée.
Après un copieux petit déjeuner, Ryan déposa son beau costume chez un teinturier, puis se rendit à pied dans Capel Street où la boutique du tailleur venait d’ouvrir. Lawrence McClelland était en train de ranger des cartons de chemises sur une étagère quand Ryan entra. Il se tourna vers son visiteur et ne le reconnut pas tout de suite. Puis son visage s’éclaira.
« Ah, monsieur… Alors, comment trouvez-vous le Canali ?
— Parfait », dit Ryan.
McClelland contourna la table sur laquelle s’entassaient vêtements et pièces de tissu. « Qu’y a-t-il d’autre pour votre service ce matin ?
— J’aimerais voir des cravates, dit Ryan. Et une ou deux chemises, peut-être. »
McClelland hocha la tête, rentra la poitrine. « Faudra-t-il aussi les porter au compte de Mr. Haughey ?
Ryan n’hésita pas.
« Oui, je vous prie », répondit-il.
19
Ryan quitta Dublin par le nord et fila en direction de Swords. Le paysage urbain laissa bientôt place à de vertes prairies. Quelques minutes plus tard, la masse blanche de l’aéroport apparut. Un avion d’Aer Lingus, non loin, s’élançait vers le ciel. L’aéroport s’était rapidement développé depuis sa construction à la fin des années 1940, offrant des vols pour toutes sortes de destinations.
La carte dépliée sur le siège passager à côté de Ryan portait un cercle tracé au crayon, indiquant le domicile de Catherine Beauchamp.
Il traversa Swords, avec sa grand-rue calme et tranquille, puis le quartier de logements sociaux de Seatown. Des gamins aux visages sales interrompirent leur partie de foot pour le regarder passer. Des chiens poursuivirent la voiture en aboyant. Au bout d’une centaine de mètres, ils renoncèrent, satisfaits d’avoir protégé leur territoire.
Ryan roulait maintenant en gardant un œil sur la carte posée en travers du volant, un œil sur sa conduite. La route se rétrécit pour franchir un pont qui enjambait la rivière. Il tourna ensuite à droite dans une voie à peine assez large pour la Vauxhall. Des branches d’arbres frottaient contre la carrosserie.
Il longea le chemin, bordé par une végétation dense sur sa gauche, par l’eau de l’autre côté. La rivière, mince fuseau tout d’abord, grossissait peu à peu jusqu’à atteindre vingt mètres de large, puis cinquante, puis cent, avant de s’épanouir en estuaire.
Des cygnes sortis des roseaux s’aventurèrent sur la chaussée et l’obligèrent à freiner. Ils ne se montrèrent pas le moins du monde effarouchés quand il avança doucement vers eux. Jouant sur l’embrayage, il gagna encore quelques pouces de terrain, mais les cygnes consentirent seulement à reculer, sans nulle intention de dégager le passage.
Ryan descendit de voiture et tenta de les chasser. Ils sifflèrent dans sa direction, puis reprirent leur lent dandinement. Ryan écarta les pans de sa veste, comme des ailes qu’il battit vers eux en déployant la plus grande envergure possible. Enfin, son manège agaça suffisamment les volatiles pour qu’ils retournent à l’eau. Il remonta en voiture et repartit.
Plus loin, le chemin décrivait un arc en se rapprochant de la berge, à un endroit où la rive formait une péninsule miniature. L’eau venait lécher les traces et les pneus de la Vauxhall perdirent leur adhérence dans la boue. Au moment où les roues se stabilisaient à nouveau sur une surface plus dure, un mur émergea de la haie, puis une arche de pierre dans laquelle s’ouvrait un portail. Ryan ralentit et consulta la carte.
Oui, c’était là, une langue de terre qui avançait dans l’estuaire.
Il arrêta la voiture sur l’accotement d’herbe drue qui s’étendait entre le chemin et le bord de l’eau, serra le frein à main et ôta la clé du contact. Un vent froid soufflait depuis le large. Sur l’autre rive de l’estuaire, estompée par la brume, il apercevait Malahide.
Le portail était fermé à clé. Glissant un coup d’œil entre les barreaux, il aperçut une maison basse, avec un jardin superbement entretenu, une allée de gravier et, sur un côté, une grange qui servait d’écurie.
Une femme mince, debout près de l’écurie, se tourna vers lui. Elle tenait à la main un seau de fourrage dans lequel un cheval plongeait la tête, son long cou penché par-dessus une porte en bois rafistolée avec des plaques de tôle ondulée.
« Catherine Beauchamp ? » lança Ryan.
La femme posa le seau, enfonça les mains dans les poches de son pantalon et s’approcha.
« Qui êtes-vous ? demanda-t-elle, avec une pointe subtile d’accent français.
— Je m’appelle Albert Ryan. Je travaille pour la Direction du renseignement. » Il montra sa carte. Elle s’arrêta au milieu de la pelouse, trop loin pour déchiffrer. « J’aimerais vous parler, dit-il.