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— Moi, je ne suis pas sûre d’en avoir envie », répondit-elle dans un anglais parfait, d’une voix légèrement rocailleuse. Ses cheveux gris étaient coiffés au carré et relevés par des barrettes. Ryan distinguait ses traits fins, creusés par l’âge, et les rides sur sa lèvre supérieure qui signalaient une grosse fumeuse.

« Je travaille pour Otto Skorzeny. » C’était un tout petit mensonge, et il ne le regretta pas en la voyant changer d’expression. « J’enquête sur les meurtres d’Alex Renders, Johan Hambro et Helmut Krauss. Et Élouan Groix. »

Elle se raidit. N’avait-elle pas appris la mort du Breton ?

« Je ne vois pas de quoi vous parlez, dit-elle, gardant ses distances, la voix moins assurée. Je crains que vous ne soyez venu pour rien.

— Peu importe, j’aimerais quand même vous dire un mot. Ça ne prendra pas longtemps. » Il décida de tenter un quitte ou double. « Je préférerais ne pas avoir à rapporter au colonel Skorzeny que vous avez refusé de coopérer. »

Le visage de la femme se durcit. Elle s’avança résolument vers le portail.

« Les menaces vous serviront, provisoirement, mais elles se retourneront contre vous au bout du compte, monsieur… comment avez-vous dit ?

— Ryan. Lieutenant Albert Ryan. »

Elle tira une clé de sa poche et ouvrit le portail.

Beauchamp fit chauffer un pot de café sur le feu et servit deux tasses. Elle en posa une sur la table devant Ryan. Le café était éventé et amer, mais il le but sans sourciller.

À l’intérieur, la maisonnette ressemblait quelque peu à celle où était mort Élouan Groix, plus tard abandonnée par Célestin Lainé. La cuisine tenait lieu de salle de séjour, avec son évier et sa cheminée. L’une des portes était entrouverte et Ryan aperçut un lit fait avec soin, des étagères lourdes de livres. La cuisine aussi comportait quatre bibliothèques, pleines. Il y avait plusieurs bloc-notes sur la table, des carnets, des feuilles couvertes de caractères ornés, disposés en vers, dans une langue que Ryan ne reconnaissait pas.

« J’écris toujours, dit Beauchamp en prenant une chaise en face de Ryan. Personne ne veut me publier désormais, mais je continue à écrire, parce que je ne peux pas faire autrement.

— De la poésie ? demanda Ryan.

— Oui, surtout, et aussi des essais, des histoires. Autrefois j’écrivais des romans, mais je m’en suis détournée.

— En breton.

— Ouais*, dit-elle, passant soudain au français. C’est une langue magnifique, lyrique, très musicale. Mon travail supporte mal la traduction en anglais, qui n’a pas le rythme, la mélodie du breton. Le breton ressemble davantage au cornique et a beaucoup en commun avec votre irlandais. Et vous, vous parlez irlandais ?

— Je me rappelle seulement quelques mots que j’ai appris à l’école », répondit Ryan.

Elle eut un sourire triste et alluma une cigarette. « Vous ne parlez pas votre propre langue ? Vous préférez celle de votre oppresseur ? Vous ne trouvez pas que c’est tragique ?

— Je n’ai jamais eu envie de l’apprendre. »

Elle exhala sa désillusion, en même temps que l’air et la fumée qui sifflaient dans sa poitrine. « Allez-y, posez vos questions. Je répondrai si je peux.

— Êtes-vous proche d’Otto Skorzeny ?

— Non, pas tellement. Il m’a aidée à venir en Irlande avec d’autres Bretons. Célestin le connaît mieux.

— Célestin est un de vos amis ? »

À nouveau, le sourire triste. Elle releva un genou au menton, coinçant le talon de sa botte sur le bord de la chaise. « Oui. Plus que ça. Il y a des années, nous étions amants. Maintenant, je ne sais pas.

— Élouan Groix est mort dans la maison de Lainé. »

Elle fixa un point dans le lointain, à des lieues de sa maison. « Pauvre Élouan. C’était un brave type. Mais pas très fort. Pas un combattant. Comment va Célestin ? Il a été blessé ?

— Non, répondit Ryan. Mr. Lainé habite en ce moment chez le colonel Skorzeny, pour autant que je sache. Vous l’avez connu en France ?

— Oui. On militait ensemble, dans les années trente.

— Pendant la guerre aussi ?

— Lui, il se battait. Moi, j’écrivais. De la propagande. Des essais, des articles, ce genre de choses. On distribuait des tracts dans les villes et les villages.

— Vous avez collaboré. »

Elle ramena son regard sur Ryan, ses yeux comme des aiguilles qui lui transperçaient la peau. « Appelez ça comme vous voudrez. Moi, je me considérais comme patriote et socialiste. Les Allemands nous promettaient notre indépendance, notre propre gouvernement. Nous les avons crus. Nous étions naïfs, peut-être, mais n’est-ce pas l’apanage de la jeunesse ? »

Beauchamp aspira une profonde bouffée. L’extrémité de sa cigarette rougeoyait dans la pièce peu éclairée. Elle retint la fumée un moment dans ses poumons avant de la rejeter par le nez, puis fut saisie d’un accès de toux. Elle sortit un mouchoir en papier de sa poche et cracha.

« Dites-moi… Connaissez-vous l’expression Gardien du Seuil ? »

Ryan secoua la tête. « Non.

— C’est un concept du spiritualisme. Ou de l’occultisme, selon la manière dont vous voyez les choses. On lui attribue diverses significations. Pour certains, le Gardien est un esprit malfaisant qui s’attache à une personne vivante. D’autres le décrivent comme un démon du passé, un reflet de nous-même dans une vie antérieure. Nous avons tous ça. Quelque chose qui se cache dans notre ombre, quelque chose qui nous fait honte. »

Elle contempla les volutes de fumée bleue suspendues dans l’air entre eux.

« Je ne comprends pas, dit Ryan.

— Ce que j’ai fait pendant la guerre, les gens avec qui je me suis liée, les choses que j’ai écrites. Ce que j’ai accepté d’être dans cette vie-là. Tout ça, c’est mon Gardien du Seuil.

— La culpabilité, vous voulez dire.

— Peut-être. Si j’avais su la vérité… Les Allemands qui nous promettaient tant de choses, si j’avais su ce qu’ils infligeaient à ces gens, les Juifs, les Tziganes, les homosexuels, j’aurais fait un choix différent. Vous me croyez ? »

Ryan ne répondit pas. Il demanda seulement : « Vous en voulez à Otto Skorzeny ?

— Dans quel sens ?

— Tous les sens. »

Elle rit. « Je lui en veux d’être devenu riche et gros. Je lui en veux parce que son amour de l’argent et du pouvoir a englouti l’amour pour son pays. Parce qu’il joue les bêtes de cirque pour la bourgeoisie irlandaise. Vous faut-il d’autres raisons ? »

Ryan se pencha vers elle, froissant de ses avant-bras les pages de poésie sur la table.

« Est-ce que quelqu’un est venu vous voir pour vous interroger sur le colonel Skorzeny ou sur d’autres personnes comme vous ? »

Elle essaya de le cacher, mais trop tard, Ryan le vit dans ses yeux. Un vacillement, aussitôt disparu.

« Des gens comme moi ?

— Des ressortissants étrangers. Des réfugiés.

— Vous voulez dire des nazis, dit-elle. Des collabos.

— Oui. »

Elle écrasa sa cigarette. Des étincelles de tabac encore embrasé voletèrent au-dessus du cendrier. « Pourquoi me posez-vous cette question ?

— Ceux qui s’en prennent aux associés de Skorzeny, à vos amis…

— Mes amis ? Ce ne sont pas…

— Peu importe. Ils sont la cible d’une organisation très efficace. Et ils ont un indic. Quelqu’un qui est en contact avec l’entourage de Skorzeny. Quelqu’un qui a une raison de se retourner contre ses amis. Quelqu’un comme vous. »