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La salle à manger aux portes-fenêtres qui donnaient sur les jardins semblait beaucoup trop vaste pour les trois hommes, Skorzeny en bout de table, Lainé en face de lui, le Norvégien entre eux. Foss avala une autre lampée de bière, essuya la sauce au fromage sur son assiette avec du pain.

Lainé coupa un morceau d’escalope, l’enveloppa dans une serviette et le glissa dans sa poche. Il remarqua le regard de Skorzeny fixé sur lui.

« Pour le chiot », dit-il.

Skorzeny le dévisagea sans aménité, puis reporta son attention sur Foss. « Ce repas vous a plu ? »

Foss hocha la tête, la bouche pleine de pain, un peu de sauce dégoulinant sur son menton. Il était en chaussettes. Frau Tiernan avait insisté pour qu’il enlève ses gros souliers avant de le laisser entrer dans la maison.

« Peut-être voudriez-vous m’accompagner dans ma promenade du soir, continua Skorzeny. J’aime prendre l’air après le dîner. »

Foss regarda dehors. « Il pleut.

— Allons, une petite bruine ne vous fera pas de mal. »

Foss haussa les épaules.

« Parfait », dit Skorzeny. Il agita la sonnette.

Esteban apparut sur le seuil de la salle à manger.

« Mon manteau, ordonna Skorzeny. Et les chaussures de Mr. Foss. »

Esteban s’exécuta, ouvrit les portes-fenêtres, posa les souliers de Foss dehors et apporta le manteau de Skorzeny.

Pendant que Foss attachait ses lacets, le téléphone sonna. Esteban alla répondre dans le bureau. Il revint un instant plus tard.

« C’est Mr. Haughey », dit-il. Il prononçait Joyey, à l’espagnole.

Skorzeny boutonna son manteau. « Dites au ministre que je ne suis pas disponible et que je le rappellerai demain matin. »

Esteban s’inclina et sortit.

Après un signe de tête à Lainé, Skorzeny suivit Foss dans la nuit mouillée.

Le gravier de l’allée qui menait aux dépendances crissait sous leurs semelles. La pluie était fine et froide. Skorzeny clignait des paupières chaque fois qu’une goutte s’y accrochait. Du coin de l’œil, il vit les gardes dissimulés de part et d’autre entre les arbres, au bord des ténèbres. Les deux hommes marchaient côte à côte.

Skorzeny demanda : « Êtes-vous un homme heureux, Hakon ? »

Foss grogna en remontant le col de son bleu de travail. « Oui, je suis heureux. Parfois, j’ai le mal du pays. Norge. J’ai envie de la neige, pas la pluie. Mais ici, c’est bien. Ici, on ne me mettra pas en prison. En Norge, ils me mettent en prison. Je ne veux pas aller en prison. »

Ils dépassèrent le périmètre du jardin. Les granges et les remises se dressaient un peu plus loin, et, à la lumière d’une puissante lampe halogène, le terrain apparaissait délavé, tout de blancs et de gris. La pluie rayait à grands traits le halo lumineux, comme des queues de comètes tombant sur la Terre. Les gardes se tenaient à l’abri.

Skorzeny demanda : « Est-ce que vous pourriez un jour me trahir ? »

Foss s’arrêta. Skorzeny se tourna vers lui, observa les petits mouvements rapides de ses yeux. Foss se balançait d’un pied sur l’autre, raclant de ses semelles la terre meuble et les cailloux.

« Pourquoi vous demandez ça ? »

Skorzeny sourit, lui tapota l’épaule. « Pour rien. Vous êtes un brave homme. Bien sûr que vous ne me trahiriez pas.

— Non, dit Foss en se trémoussant plus fort. J’ai besoin de… »

Il désigna son entrejambe. Skorzeny dit : « Allez-y », et lui tourna le dos.

Un bruit de vêtements froissés, un soupir guttural, puis une giclée sur la terre. Skorzeny sentit l’odeur âcre et fade.

« Est-ce que des hommes sont venus vous voir, pour vous poser des questions ? Sur moi, ou sur certains de nos amis ? »

Le jet se brisa, entrecoupé, comme la respiration de Foss.

« Quels hommes ? »

Tournant la tête, Skorzeny vit le dos de Foss, ses épaules agitées, l’éclaboussement à ses pieds. « Ils vous ont peut-être offert de l’argent.

— Non », dit Foss. Bien qu’il n’eût pas terminé, il se rajusta, de l’urine sur ses gros doigts.

« Ils vous ont peut-être dit, si vous nous racontez, on vous paiera. C’est ce qui s’est passé ? »

Foss ne bougeait pas, mains pendant le long de son corps, doigts mouillés.

Puis il se mit à courir.

Skorzeny le regarda se ruer dans les ténèbres en gémissant, les bras affolés. Il distingua à peine la silhouette d’un garde qui barrait la route du Norvégien et l’envoyait à terre. Foss tomba avec un grognement et se remit debout. Il s’élança à nouveau, mais le garde tira un coup de semonce vers la cime des arbres.

Foss se jeta au sol, les mains sur la tête. Des créatures nocturnes s’agitèrent dans les arbres. Quelque part au fond des dépendances, les chiens de Tiernan aboyèrent.

Le garde attrapa Foss par son col, le releva, puis le ramena à la lumière et à Skorzeny.

Lainé approchait, sa sacoche à la main. Foss ferma les yeux et marmonna une prière à son Dieu, quel qu’il soit.

Skorzeny dit : « Commençons. »

23

Ryan écouta.

Ballotté entre le flux et le reflux de sa conscience pendant un temps incommensurable, il était enfin capable de rester éveillé. Une douleur sourde persistait sous son crâne, brûlante derrière ses yeux, et il sentait encore le froid douceâtre dans sa gorge et ses fosses nasales. Il connaissait les effets du chloroforme, les avait identifiés quand le chiffon était venu s’appliquer sur son nez et sa bouche, mais il n’avait pas pu lutter.

La remontée avait été rude, un combat de chaque instant pour s’extraire du tiède gouffre du sommeil. Quand il réussit à ouvrir les yeux, il ne vit rien. Ses paupières frottaient contre du tissu. Il bougea les poignets. Entravés par des menottes qui firent entendre un cliquetis métallique. Ses chevilles aussi.

Ryan évalua la situation. Il fit rouler ses épaules, sentit le coton de sa chemise contre sa peau. Ses ravisseurs ne lui avaient pas ôté ses vêtements. Il passa en revue tous ses membres, remuant chaque doigt, chaque orteil. Aucune blessure, rien qu’une chaleur sur ses paumes à l’endroit où la peau avait été éraflée en heurtant le bitume.

Il tourna la tête d’un côté et de l’autre, perçut le contact d’un objet dur. Le dossier d’un fauteuil, sûrement. Il remarqua une zone douloureuse à la base de son crâne. Le coup qu’il avait reçu avant de tomber.

Sa langue se déplaçait librement derrière ses dents. Il ouvrit la bouche. Pas de bâillon. Il déglutit. La soif lui desséchait la gorge.

Devrait-il parler ? Il décida de s’abstenir.

Il entendait un sifflement ténu, continu, sur sa gauche. Un souffle d’air lui chauffait l’épaule et la cuisse. Un poêle à gaz, allumé.

De l’eau coulait goutte à goutte, à un rythme régulier, chaque tintement résonnant dans l’espace vide. Il leva le bout de sa chaussure, frappa un coup. Le sol était dur, la pièce, de petite taille, mais haute de plafond.

Il tendit l’oreille. Des voix étouffées dans une autre pièce. Des voix d’hommes, impossible de dire combien ils étaient.

Les voix se turent. Une porte s’ouvrit.

Des pas, deux pieds, qui approchaient sur le ciment.

Un tiraillement dans ses cheveux, le bandeau fut dénoué. La lumière jaillit comme un coup de lance. Il ferma les yeux, tourna la tête.

« Doucement », dit un homme.

Ryan reconnut la voix.