Foss ouvrit la bouche, une plainte stridente monta de sa gorge. Quand les lames butèrent sur l’os, Lainé serra plus fort. Le doigt amputé roula sur la table dans un jaillissement de sang.
Lainé chauffa à nouveau le canif à la flamme de la lampe. Quand la lame rougeoya, il l’appuya sur le moignon sanguinolent, indifférent à l’odeur de la cautérisation.
La tête de Foss bascula en avant, ses épaules s’affaissèrent.
« On l’a perdu ? demanda Skorzeny.
— Je ne sais pas, dit Lainé. Il est costaud, mais il est fatigué. Je vais voir. »
Fouillant dans son sac, il en retira une petite fiole marron. La puanteur de l’ammoniaque le fit grimacer quand il déboucha le flacon et l’approcha du nez de Foss.
Le Norvégien redressa la tête dans un violent sursaut. Il inhala, hoqueta, toussa. Un mince filet de bile, où se mêlaient bière et sauce au fromage, s’écoula de ses lèvres.
Skorzeny se leva et s’écarta de la table, les coins de la bouche abaissés trahissant son dégoût.
« Assez, dit-il. Nous continuerons demain. Donnez-lui la nuit pour réfléchir à son sort. » Il se tourna vers les gardes. « Ne le laissez pas sortir d’ici. S’il tente quoi que ce soit, blessez-le, mais maintenez-le en vie. »
Les gardes répondirent par un signe d’assentiment et Skorzeny se dirigea vers la porte. Lainé le rattrapa dehors.
« Vous êtes sûr que c’est lui ?
— Bien sûr, répliqua Skorzeny. Il s’est pissé dessus et a pris ses jambes à son cou. Il est coupable. Et vous le ferez parler.
— J’essaierai, dit Lainé. Mais il est fort.
— Même l’homme le plus fort a ses limites. Vous les trouverez. Bonne nuit. »
Lainé regarda l’Autrichien partir à grands pas vers la maison, la tête bien droite, les épaules en arrière, son manteau flottant derrière lui. Lainé détestait son arrogance autant qu’il l’admirait.
Il rentra dans la dépendance où les gardes faisaient boire de l’eau à Foss en tenant une tasse devant sa bouche. Le Norvégien releva la tête.
« Célestin, dit-il. S’il vous plaît, Célestin. »
Sans lui prêter attention, Célestin rinça le canif dans le seau d’eau posé par terre. Il frotta la lame contre le bord du récipient pour détacher des fragments de chair brûlée.
« Célestin, aidez-moi. Mon ami… De l’aide… »
Lainé lava le sécateur qui portait le sang de Foss. Il rassembla ses outils et les rangea dans la sacoche en cuir, puis éteignit la flamme de la lampe.
« Aidez-moi, Célestin. Je ne parle à personne. Dites-lui. Célestin. »
Lainé posa la lampe à souder sur une étagère et partit vers la porte, son sac à la main.
« Célestin, s’il vous plaît… »
Quittant la lumière, il s’avança entre les ombres et regagna la maison. La cuisine était plongée dans l’obscurité. Il prit une petite assiette sur l’égouttoir avant de descendre à la cave, d’où il ressortit quelques minutes plus tard, un charmes-chambertin 1950 sous le bras. Il emporta le vin, l’assiette et son sac dans sa petite chambre à l’étage.
Le chiot lui sauta aux mollets quand il entra. L’animal avait souillé un coin de la pièce, mais peu importait, Lainé s’accommoderait de l’odeur jusqu’au lendemain matin. Par terre, sur l’assiette, il posa le reste d’escalope qu’il gardait en réserve depuis le dîner. Le chiot flaira la viande et la lécha.
Lainé ouvrit la bouteille avec le tire-bouchon qu’il rangeait dans le tiroir de sa table de chevet. Peut-être aurait-il dû laisser le vin respirer, mais la soif le tenaillait. Pendant qu’il buvait, il vit que le chiot se débattait avec le morceau de porc, trop gros pour lui.
Il se pencha, prit l’escalope, mordit une bouchée qu’il mâcha. Lorsque la viande fut réduite en une bouillie tiède, il la cracha dans ses doigts et la donna au chiot.
Lainé sourit en voyant l’animal manger.
Il ne pensait pas du tout à Hakon Foss.
27
Ryan regarda l’heure quand il entra dans sa chambre d’hôtel. Une heure et demie du matin. Il ne se déshabilla pas, ôta seulement sa cravate et s’allongea sur le lit.
Après lui avoir de nouveau bandé les yeux, Weiss l’avait reconduit dehors, puis fait asseoir sur le plateau arrière de la camionnette. Le trajet dura au moins quarante minutes, mais Ryan, ballotté par une série ininterrompue de virages, en déduisit que le garage n’était pas très éloigné du centre-ville.
Lorsque la camionnette s’arrêta, le bandeau fut enlevé. Weiss s’accroupit à côté de Ryan.
« Rappelez-vous les termes de notre accord, Albert. Vous m’aidez, je vous aide. »
Ryan ne répondit pas. Il fut déposé dans une petite rue près de Grafton Street, à quelques minutes à pied du Buswells.
Le portier de nuit déverrouilla la porte de l’hôtel. Quand Ryan eut indiqué le numéro de sa chambre, il décrocha la clé du tableau derrière l’accueil et la lui remit.
« Dure soirée ? » demanda le portier.
À présent, étendu dans l’obscurité, Ryan avait des vertiges, un mal de tête lancinant et des nausées qui le prenaient par vagues. Il essaya de ne penser qu’à Celia, mais le sommeil surgissant comme un voleur le saisit par surprise, et il rêva d’enfants morts et de mouches sur leurs lèvres.
Lavé et rasé, mais fatigué — la lumière du jour entrant par la fenêtre l’avait réveillé peu après sept heures —, Ryan arpenta les allées du parc de St Stephen’s Green, tout en réfléchissant. Il repéra un endroit calme, un banc à l’ombre des arbres, d’où on avait vue sur l’étang et les canards.
Weiss lui avait laissé les deux clichés. Il examina à nouveau la photo de groupe : certains de ces hommes faisaient-ils partie de l’équipe du capitaine John Carter ? Il les étudia tour à tour, confiant chaque visage à sa mémoire. Une date était inscrite au dos de la photo : 1944. Carter, et tous les autres avaient dix-neuf ans de plus maintenant.
Il avait tourné et retourné la question dans son esprit toute la matinée. Comment retrouver un homme qui pouvait se cacher n’importe où dans le pays ?
Carter avait mis fin à sa carrière militaire deux ans auparavant, avait dit Weiss. Il avait épousé une femme de Liverpool, avait eu un garçon, mais la mère et le fils étaient morts dans un accident de voiture. Il avait consacré ses vingt dernières années d’activité au Special Air Service, la branche la plus secrète de l’armée britannique. Toute tentative pour remonter sa piste par le biais de son histoire professionnelle serait vaine.
Mais Weiss avait laissé tomber un indice pour Ryan, un fil à dévider. C’était un commentaire qui semblait accessoire, insignifiant, pourtant semé par l’Israélien comme une petite graine dans l’esprit de Ryan. Délibérément, il le savait. Lorsqu’il se rendrait chez Otto Skorzeny ce soir, il verrait bien si le fil le conduisait à la destination qu’il imaginait.
« Albert. »
La voix de Celia le fit sursauter, d’abord de peur, puis par le plaisir qu’elle alluma en lui. Levant les yeux, il la vit approcher du côté ouest du parc, portant une tenue qui, sur toute autre femme, aurait pu paraître stricte. Elle travaillait dans un bureau non loin, en attendant un nouveau poste à l’étranger.
Ryan rangea les photos dans sa poche et se mit debout. Celia se dressa sur la pointe des pieds pour l’embrasser sur la joue. Elle se maintint en équilibre en posant une main chaude et délicate sur son bras.
« Vous aviez l’air affreusement songeur, dit-elle.
— Ah bon ?