— Les gaz, dit Ryan. Ils se dilatent et expulsent la matière. Si le tueur a utilisé un silencieux, la balle avait moins de vitesse. C’est pour ça qu’elle n’est pas ressortie de la tête et que l’autre s’est arrêtée dans le bois du lit.
— Ah. » Harrington simulait à grand peine l’intérêt. « On en apprend tous les jours. »
Ryan avait lu les maigres informations contenues dans le rapport pendant qu’Harrington le conduisait à l’hôpital. La seule empreinte identifiable appartenait à Krauss. Les autres étaient une bouillie de traces laissées par Mrs. Toal et par les occupants de la chambre au cours des jours précédents. Apparemment, le tueur n’avait rien touché à mains nues.
Quelques effets personnels étaient déposés sur un plateau en plastique. Le briquet et l’étui à cigarettes retinrent l’attention de Ryan. Il tira un stylo de sa poche et s’en servit pour retourner l’étui. La lumière fit briller le dessin finement gravé dans le métal.
Harrington remarqua que sa curiosité était piquée. « C’est pour ça qu’on envoie quelqu’un du G2, j’imagine. »
Ryan ne répondit pas.
« Il y avait un homme, autrefois, qui louait une ferme du côté de Boleybeg. Un Allemand. Il est resté six ou sept ans. On racontait toutes sortes d’histoires sur son compte. Je me souviens, quand il est parti, sa femme de ménage m’a dit qu’il y avait une croix gammée sur son mur, et un portrait de Hitler. Je ne l’ai pas crue. »
Harrington guetta la surprise de Ryan. Comme la réaction attendue ne venait pas, il poursuivit.
« Et puis cet Autrichien, à Kildare… Skorzeny. Je l’ai vu dans le journal, en train de serrer la main d’un gros bonnet à une réception. Ce n’est pas moi qui irais défendre les Anglais, mais ce qu’ils ont fait, ces nazis, c’était pas correct. J’aime pas trop qu’ils viennent s’installer ici juste parce que, nous, on ferme les yeux.
— J’ai terminé pour aujourd’hui », dit Ryan.
4
« Qu’est-ce qui te prend de débarquer si tard ? demanda la mère de Ryan.
— Je passais par là », mentit Ryan. Il s’était arrêté à Athlone et, après cinq longues minutes d’hésitation intense, avait pris la direction nord vers Carrickmacree, dans le comté de Monaghan, au lieu de rentrer directement à Dublin.
La boutique était plongée dans l’obscurité quand il remonta Main Street. Il contourna les bâtiments et gara la Vauxhall derrière la petite camionnette avec laquelle son père livrait le pain et le lait. Puis il passa dans le jardin et frappa à la porte.
« Entre donc », dit sa mère en reculant dans l’étroit couloir.
Le père de Ryan se tenait au sommet de l’escalier, en robe de chambre, pyjama à rayures et grosses chaussettes.
« Qui est-ce ? lança-t-il.
— C’est Albert », répondit la mère de Ryan en grimpant l’escalier pour le rejoindre. Ryan lui emboîta le pas.
« À cette heure ?
— C’est ce que je lui ai dit. » Elle se retourna à mi-hauteur. « Si tu avais téléphoné, je t’aurais préparé quelque chose. »
Ryan ne prévenait jamais ses parents avant de venir et il arrivait toujours la nuit. Il n’y avait pas eu de problème depuis dix ans, mais mieux valait rester prudent. Ils avaient failli perdre leur épicerie après l’attaque au cocktail Molotov. Avant cela, c’était Mahon et ses copains qui criaient des insultes dans la rue ; des pierres jetées contre les fenêtres, de la peinture sur la vitre, une fois. Les affaires périclitaient, au point que son père avait failli baisser les bras et quitter la ville, mais, grâce à la résistance des habitants suffisamment nombreux pour s’opposer à Mahon et à son boycott, la boutique était restée ouverte.
L’incendie avait été pire que tout. Geste ultime d’un homme au désespoir, rongé par trop d’amertume et de haine pour accepter la transgression d’Albert Ryan. Celui-ci n’était pas revenu pendant une année entière.
De temps en temps, il se demandait s’il se serait engagé pour combattre auprès des Anglais s’il avait su, à l’époque, ce qu’il en coûterait à ses parents. Il écartait aussitôt cette pensée ridicule, sachant qu’on ne pouvait attendre pareille sagesse d’un garçon de dix-sept ans, même si l’idée lui avait traversé l’esprit. Il avait volé de l’argent dans le coffre de son père pour payer son voyage de Carrickmacree à Belfast, de l’autre côté de la frontière, puis s’était rendu au bureau de recrutement le plus proche, sans imaginer une seule fois les larmes de sa mère.
À présent, il était assis à sa table avec une tasse de thé fumant et des toasts imprégnés de beurre fondu. Il se força à manger, sans appétit, le nez encore envahi par l’odeur sourde de la morgue.
Après avoir terminé son assiette, il s’enquit des affaires de son père.
« Ça ne va pas fort, marmonna celui-ci.
— Pourquoi ? »
Le vieux contemplait sa tasse en silence. La mère de Ryan répondit à sa place.
« C’est à cause du Syndicat, dit-elle. Et de ce salopard de Tommy Mahon. »
Elle se plaqua une main sur la bouche, choquée par sa propre grossièreté.
« Qu’est-ce qu’ils ont fait ? »
Le père de Ryan leva les yeux de sa tasse. « Mahon veut m’obliger à mettre la clé sous la porte. Il a ouvert une petite supérette tout près d’ici où il emploie son fils. Ses amis du Syndicat sont allés parler à mes fournisseurs, et depuis je ne trouve plus ni lait ni pain. La seule viande qu’il me reste, c’est celle du vieux Harney et de ses garçons. Ils tuent eux-mêmes leurs bêtes à la ferme. Pour les œufs, je les achète à droite à gauche pendant mes livraisons.
— Ils n’ont pas le droit de faire ça, dit Ryan.
— Bien sûr que si. Ils font ce qu’ils veulent. Ils appellent ça du protectionnisme. Les syndicats, les associations professionnelles, ils se rendent mutuellement service. Ils tiennent ce pays par les couilles et ils nous mettront à terre.
— Maurice ! admonesta la mère de Ryan.
— Ben quoi, c’est vrai. »
La mère de Ryan changea de sujet. « Et toi, alors ? Tu as une bonne amie ? »
Ryan sentit une chaleur lui monter du cou et embraser ses joues. « Non, m’man. Tu sais bien que je n’ai pas le temps.
— Och, tu as trente-six ans. Tu seras trop vieux si tu attends encore.
— Laisse-le tranquille, intervint le père de Ryan. Rien ne presse. Y a qu’à voir les garçons du vieux Harney. Ils ont tous passé trente ans, l’aîné a même plus de quarante, et le bonhomme ne se préoccupe pas encore de les marier. »
La mère de Ryan lâcha un petit rire méprisant. « Évidemment. Quatre gaillards qui travaillent pour lui sans qu’il débourse un sou, pourquoi il voudrait s’en débarrasser ? Mais notre Albert, c’est pas un fermier. Il devrait trouver une jeune fille bien avec qui se ranger.
— Je suis trop occupé, dit Ryan. En plus, j’habite au camp. Il faudrait que j’aie un logement à moi avant de me mettre à courir après les femmes. »
La mère de Ryan se renversa en arrière sur sa chaise et haussa un sourcil. « Et pourquoi tu aurais besoin d’un logement à toi ? Une fille honnête ne penserait pas à traîner chez un célibataire. Et celle qui le ferait, elle ne serait pas le genre qu’on veut épouser, pas vrai ? »