À présent, assis en face de l’Israélien dans cette maison à l’odeur nauséabonde, Carter le dévisageait avec toute la haine d’un homme qui sait que l’objet de son attention est meilleur que lui.
« Vous n’êtes pas si malin que ça », dit-il en attrapant la bouteille de vodka.
Weiss la lui arracha. « Doucement, mon ami. »
Carter montra les dents et respira profondément. Un sourire mauvais s’étala sur son visage. « Vous savez, Wallace voulait vous tuer aujourd’hui. “Si on butait ce sale Juif ?” il m’a dit. Et j’y ai pensé, figurez-vous. Sérieusement. Vous et ce Mick[8] que vous aimez tant. On aurait pu se débarrasser de vous, vous laisser tous les deux ici dans ce trou paumé. On est capables de finir l’opération nous-mêmes.
— Pourquoi vous ne l’avez pas fait, alors ? »
Weiss but une gorgée de vodka en attendant que Carter concocte sa réponse.
Carter se renversa en arrière sur sa chaise et ouvrit les bras dans un geste magnanime. « Parce que je suis un homme de parole. J’ai accepté de suivre votre idée, imbécile que je suis, donc je m’y tiens. » Il se pencha en avant pour menacer Weiss du doigt. « Mais ne poussez pas le bouchon trop loin. Encore une embrouille comme aujourd’hui et je commencerai à voir les choses comme Wallace.
— Ce serait une erreur, mon ami. » Weiss remplit à nouveau le verre de Carter. « Ce jeune Wallace m’inquiète un peu. »
Carter vida son verre d’un trait. « Arrêtez de m’appeler votre ami. Wallace est un brave gars. Il s’échauffe trop vite, mais c’est un dur à cuire et il obéit aux ordres. Il est loyal.
— Tellement loyal qu’il ne vous donnerait pas à Skorzeny ?
— Foutaises. » Carter reposa brutalement le verre sur la table. « Ce sont de bons soldats. Lui, Gracey… MacAuliffe aussi.
— Plus maintenant. »
Carter eut l’air blessé, et Weiss regretta presque ses paroles. Mais la colère prit le pas sur le visage de l’Anglais qui se leva en repoussant violemment sa chaise contre le mur derrière lui. Il resta debout un moment, le souffle court, les joues embrasées, avant de quitter la pièce en jurant dans sa barbe.
À la lumière jaune doré de la lampe, Goren Weiss sourit.
53
Fitzpatrick suivit Haughey dans la chambre d’hôtel de Ryan.
Le directeur s’arrêta sur le seuil, bouche bée. « Mon Dieu, Ryan, qu’est-ce qui vous est arrivé ? »
Ryan était allongé sur le lit, en maillot de corps et pantalon. Celia se tenait assise à ses côtés, avec un bol d’eau chaude sur la table de chevet et des linges de mousseline pour tamponner ses blessures. Ils avaient longuement discuté, calculant leur effet pour que Ryan apparaisse très diminué.
« Fermez la porte », dit Ryan.
Fitzpatrick obéit.
Haughey fronça les sourcils. « Ceci ne me plaît pas du tout, Ryan. » Il glissa un coup d’œil de biais au directeur. « Quand on me fait venir dans un hôtel, en général, c’est pour me payer à déjeuner, pas pour m’amener au chevet d’un malade.
— Il doit se reposer », dit Celia.
Haughey la dévisagea durement. « Qu’est-ce que vous faites là, vous ? Vous jouez au docteur apparemment, mais à part ça ?
— Celia aussi est concernée par cette affaire.
— Concernée, mon cul. »
Celia se leva. « Monsieur le ministre, si vous vous rappelez, c’est vous qui m’y avez mêlée en m’envoyant Mr. Waugh. »
Fitzpatrick pâlit. « Waugh est impliqué là-dedans ? »
Haughey rassura le directeur d’un geste de la main. « Je lui ai demandé une faveur, c’est tout. » Il se tourna à nouveau vers Ryan. « Quoi qu’il en soit, je ne pense pas que miss Hume ait besoin d’assister à cette conversation. »
Ryan ne dit rien. Puis il tendit le bras pour toucher délicatement la main de Celia. Elle hocha la tête, gagna la porte et sortit.
« Assez perdu de temps maintenant, reprit Haughey en s’adressant à Ryan. Qu’est-ce que vous avez fabriqué, bon sang ? »
Sans quitter le ministre des yeux, Ryan répondit d’une voix égale : « J’ai localisé les hommes qui s’en sont pris aux associés du colonel Skorzeny. Je les surveillais quand ils m’ont capturé. Ils m’ont torturé pendant deux jours avant de me relâcher avec un message pour le colonel Skorzeny. »
Haughey regarda tour à tour Ryan et Fitzpatrick. « Ils vous ont torturé ?
— Oui, monsieur le ministre. D’abord ils m’ont battu, puis ils ont utilisé une sorte d’aiguillon électrique. »
Fitzpatrick fit la grimace.
« Seigneur tout-puissant, soupira Haughey, accablé.
— Monsieur le ministre, dit Fitzpatrick, je n’aurais pas placé un de mes hommes sous votre commandement si j’avais su qu’il y avait le moindre risque de…
— Qui étaient-ils ? » demanda Haughey.
Fitzpatrick s’interposa. « Monsieur le ministre, je me soucie avant tout de la santé du lieutenant Ryan.
— Qui étaient-ils ? » répéta Haughey.
Ryan répondit : « Trois hommes. Deux Anglais, un Rhodésien. Des militaires. Bien entraînés. Le chef, l’Anglais, avait aux alentours de quarante-cinq ans. C’était un officier. Les deux autres avaient trente et quarante ans. Le Rhodésien était le plus jeune. Ils ne s’appelaient pas par leurs prénoms devant moi.
— Comment les avez-vous trouvés ?
— Catherine Beauchamp m’a dit qu’ils avaient établi leur base du côté du stade de Croke Park. J’ai exploré le quartier pendant deux jours et j’ai fini par les repérer. »
Haughey plissa les yeux. « Je crois que vous mentez.
— En effet. » Ryan affronta le regard de rapace que Haughey posait sur lui. « Mais c’est tout ce que je vous dirai. Monsieur le directeur, monsieur le ministre, j’aimerais qu’une chose soit claire. »
Fitzpatrick dit : « Allez-y. »
Ryan fixa Haughey droit dans les yeux. « J’ai vu le colonel Skorzeny et son associé Célestin Lainé torturer et tuer un ressortissant norvégien qu’ils soupçonnaient d’être un indic. »
À son tour, Haughey ne put soutenir le regard de Ryan.
Celui-ci continua : « J’ai des raisons de croire qu’au cours des prochaines vingt-quatre heures, le colonel Skorzeny tentera de me séquestrer et qu’il me torturera pour savoir tout ce que je ne vous aurai pas dit cet après-midi. »
Haughey s’humecta les lèvres. « C’est une sacrée accusation, lieutenant Ryan.
— Il y a aussi un risque que le colonel Skorzeny soumette miss Hume à ce même traitement afin de me soutirer plus d’informations.
— Alors qu’attendez-vous de moi ? demanda Haughey.
— Je demande la protection du ministère de la Justice et de la Direction du renseignement. S’il arrive quoi que ce soit à miss Hume ou à moi durant les jours à venir, un accident, ou si l’un de nous deux disparaît, votre enquête devra aussitôt se porter sur le colonel Skorzeny. »
Ryan se tut et laissa le silence s’épaissir dans la pièce.
Finalement, Haughey hocha la tête et s’éclaircit la voix. « Très bien. Je dirai au colonel Skorzeny de n’avoir aucun contact direct avec vous. S’il veut vous parler, il passera par moi. Ça vous va ?
— Non, monsieur le ministre. Je veux que vous me garantissiez la protection de vos services et celle de la Direction du renseignement. »
Haughey et Fitzpatrick échangèrent un regard.
« Très bien, dit Haughey. Vous avez ma parole. Si quoi que ce soit vous arrive, à vous ou à miss Hume, le colonel Skorzeny devra en répondre devant moi. Alors, quel message ont renvoyé les gars ?