Il s’approcha de Lainé. Puis, s’immobilisant, il prit le lourd cendrier en cristal sur le bureau. Lainé ouvrit la bouche pour parler, mais reçut le cendrier en pleine mâchoire.
Sa conscience clignota comme une ampoule électrique défectueuse tandis que le sol se précipitait à sa rencontre. Son esprit qui partait à la dérive identifia les petits objets durs qu’il sentait sur sa langue. Des morceaux de dents. Il les cracha, vit l’émail jauni et terne surnageant au milieu du sang.
Skorzeny, la voix brouillée par la colère, s’accroupit près de lui et dit : « Je tiendrai ma promesse. Vous vivrez. Mais quand cette affaire sera réglée, vous partirez et ne reviendrez jamais ici. Vous n’aurez plus de contact avec moi ni avec aucun de ceux qui se prétendent mes amis. C’est compris ? »
Lainé cracha du sang et fit oui de la tête.
Skorzeny se redressa. « Laissez-moi, maintenant. Je dois passer des coups de fil. »
Ayant regagné sa chambre, Lainé s’allongea sur le lit. Il tournait sa langue dans sa bouche pour explorer ce qui restait de ses dents cassées. Le chiot se blottit contre son flanc et lui lécha les doigts en gémissant pour témoigner sa compassion.
58
Ils travaillèrent longtemps après la tombée de la nuit, écoutant et transcrivant la bande. Ryan dictait, Celia tapait. À présent, ils étaient allongés sur le lit, tout habillés, mais sans leurs chaussures.
« Charlie Haughey ne vous pardonnera jamais », dit Celia. Son souffle était tiède sur le cou de Ryan.
« Je m’en moque, dit Ryan.
— Moi non plus, il ne me pardonnera jamais. Je vais perdre mon boulot.
— Pas si on réussit notre coup. »
Elle pressa les lèvres contre son oreille. Il tourna la tête, l’embrassa. Elle effleura du bout des doigts la barbe naissante sur sa joue.
« Si on échoue, Skorzeny nous tuera tous les deux. »
Le lendemain matin, Ryan quitta la ville par le nord. Le paquet était posé à côté de lui sur le siège du passager. Il avait embrassé Celia en lui disant au revoir à la gare d’Amiens Street Station. Elle tenait un paquet similaire sous le bras. Ils étaient convenus que Celia resterait chez ses parents jusqu’à ce que tout soit terminé. À la pension, où ils étaient passés pour qu’elle prenne ses affaires, Mrs. Highland fronça les sourcils et déclara que Celia ne serait plus la bienvenue dans sa maison.
Celia sourit et répondit : « Parfait. De toute façon, Albert et moi avons décidé de vivre dans le péché. »
En sortant, Celia attira Mrs. Highland vers elle pour se pencher à son oreille. « C’est un amant extraordinaire », chuchota-t-elle.
Mrs. Highland s’étrangla et Celia éclata d’un rire mutin. Elle rit tout le long du chemin jusqu’à la gare.
Le monde passa du gris au vert pendant que Ryan s’éloignait de Dublin et laissait derrière lui, en même temps que la ville, les épreuves de ces derniers jours. Son visage recevait le vent qui entrait par la vitre explosée. Chaque fois que la voiture franchissait une crête, comme en apesanteur avant de redescendre de l’autre côté, son esprit aussi demeurait suspendu.
Il savait que c’était une illusion, un recul temporaire de la peur pendant qu’il transformait en actes la décision qu’il avait prise. La pression et l’angoisse reviendraient bien assez vite. Pour l’instant, il s’abandonnait avec bonheur à cette légèreté de l’être que lui procuraient les souples ondulations de la route.
Ryan se gara derrière la camionnette de livraison de son père dans la petite allée. Découvrant le portail fermé à clé, il fit le tour afin d’entrer dans l’épicerie côté rue. Il lui semblait étrange d’arriver en plein jour, lui qui depuis tant d’années attendait l’aube ou le crépuscule pour aller et venir sans être vu.
La sonnette tinta quand il ouvrit la porte. L’endroit paraissait plus petit que durant son enfance, comme si les murs s’étaient resserrés. Visiblement, l’épisode avec Mahon avait porté ses fruits. Étagères bien garnies, pain en abondance, bouteilles de lait dans le gros réfrigérateur.
Mais personne derrière le comptoir.
Ryan resta immobile, debout dans le silence, puis lança : « Il y a quelqu’un ? »
Il tendit l’oreille.
Rien. Il s’avança vers le fond de l’épicerie, où la chaude lumière s’engloutissait dans la pénombre. Le bruit du réfrigérateur qui se remettait soudain en route le fit sursauter. Les bouteilles de lait s’entrechoquaient à l’intérieur. Il en prit une, ôta le capuchon en papier d’aluminium, but une longue gorgée, sentit la fraîcheur lui couler dans la gorge jusqu’à l’estomac.
« Hou ! hou ! Papa ? Maman ? »
Il se croyait redevenu un gamin qui revenait de l’école. Un jour, âgé de douze ou treize ans, alors qu’il rentrait de son collège à Monaghan, il avait trouvé l’épicerie déserte comme à présent. Il était passé derrière le comptoir, et, écartant le rideau qui fermait la réserve, avait surpris ses parents imbriqués l’un dans l’autre. Sa mère avait poussé un petit cri et repoussé son père tout en reboutonnant son chemisier à la hâte. Son père lui avait donné une tape sur l’oreille, suffisamment forte pour qu’il en éprouve la brûlure pendant une demi-heure. Depuis lors, il prenait toujours soin de signaler sa présence si ses parents n’étaient pas dans l’épicerie.
Ryan appela encore une fois. Toujours pas de réponse. La mémoire de l’enfant s’effaçant devant l’inquiétude, il posa la bouteille de lait sur le comptoir et alla ouvrir le rideau.
La pièce comportait peu de meubles. Sur des étagères s’entassaient des cartons contenant paquets et boîtes de conserve. Une petite table et deux chaises occupaient le centre de l’espace. Un long évier en émail blanc et un égouttoir s’alignaient contre le mur opposé. Le robinet d’eau froide fuyait en faisant entendre un chuintement, comme Ryan l’avait toujours connu.
« Il y a quelqu’un ? »
L’inquiétude de Ryan aurait viré à la peur et il se serait peut-être élancé dans l’escalier en criant à la recherche de ses parents s’il n’avait entendu le bruit de la chasse d’eau dans les toilettes de la cour. Il poussa un soupir de soulagement et jura dans sa barbe.
La porte de service s’ouvrit et un jeune garçon entra. Il travaillait pour le père de Ryan après l’école et le samedi. Barry quelque chose, pensa Ryan. Un bon petit trimeur, avait dit le père de Ryan, qui l’appréciait et le payait plus que de raison.
Le garçon s’arrêta sur le seuil en regardant fixement Ryan.
« Où est mon père ? » demanda Ryan.
Le garçon ne bougeait pas, la lèvre tremblante.
« Où est-il ? »
Le garçon secoua la tête, les yeux embués. « Vous n’êtes pas au courant ? » dit-il.
Dans le couloir de l’hôpital, Ryan se laissa guider par les sanglots de sa mère et la trouva au chevet de son père dont le lit était installé sous une haute fenêtre. Il se figea en voyant la peau violette, les doigts enflés sortant des plâtres qui enveloppaient les deux bras, la gaze pleine de sang au-dessus du sourcil.
Sa mère l’aperçut. Elle avait les yeux rouges et humides.
« Albert. J’essaie de te joindre depuis hier soir. J’ai appelé le camp. Ils ne savaient pas où tu étais. J’ai appelé partout où j’espérais que…
— Que s’est-il passé ? demanda Ryan, qui n’osait pas approcher.
— Des hommes sont venus. L’IRA, je crois. Ils avaient des crosses de hurling et une barre de fer. Ils ont dit que c’était un message pour toi. De la part d’un ami. »