— Pardon ? » La lèvre inférieure du serveur pendait mollement et sa respiration évoquait le bruit que ferait quelqu’un buvant du sirop contre la toux avec une paille.
Weiss soupira. « Apparemment, non. Un Glenfiddich alors. Double, sans eau, avec des glaçons. »
Le serveur se pencha pour murmurer sur le ton de la confidence : « Monsieur, cet hôtel a une licence de première catégorie.
— Une quoi ?
— Nous ne servons pas d’alcool. Je peux vous apporter une tasse de thé, si vous le souhaitez. »
Weiss se passa une main sur les yeux. « Non, merci, juste un verre d’eau, s’il vous plaît. »
L’eau arriva en même temps que Ryan. L’Irlandais prit place dans le fauteuil à côté de Weiss, précautionneusement, les traits tordus par une expression douloureuse.
« C’est toujours douloureux ? dit Weiss. Vous voulez du thé ? Un café ? C’est ce qu’on sert de plus fort ici.
— Non, rien, répondit Ryan.
— Quoi de neuf ?
— J’ai vu Skorzeny aujourd’hui. »
Weiss l’observa en attendant la suite, lut l’hésitation dans ses yeux. Voyant que Ryan se taisait, il dit : « Allez, Albert, crachez le morceau. Je n’aime pas qu’on me cache des choses. »
Ryan vida ses poumons dans un long soupir de lassitude.
« Mon père a été passé à tabac. En guise d’avertissement.
— Et j’imagine que vous le vivez mal. »
Ryan ne répondit pas.
« C’est compréhensible. Mais vous ne devez pas laisser votre colère prendre le dessus. Alors, qu’est-ce que le colonel avait à répondre ?
— Il va payer. Une annonce paraîtra dans l’Irish Times demain. »
Weiss leva son verre pour porter un toast. « Bonne nouvelle. Je vous avais dit qu’il finirait par plier. »
Ryan eut l’air sceptique. « Ça paraît trop facile. C’est louche.
— Allons, Albert. Ne soyez pas si négatif. Je vous l’ai dit, Otto Skorzeny est un homme intelligent. Un million et demi, pour lui, c’est de l’argent de poche. La seule option raisonnable consiste à payer.
— Je n’en suis pas sûr, dit Ryan. Restons vigilants, il pourrait nous tendre un piège. Il est trop fier pour céder à qui que ce soit.
— Le colonel n’est peut-être pas aussi puissant que vous le croyez. » Weiss regarda Ryan sans ciller.
« Que voulez-vous dire ? »
Weiss ne put retenir le sourire qui lui venait aux lèvres. « Vous n’avez jamais pensé que le tableau de chasse de Skorzeny pendant la guerre était peut-être un peu trop beau pour être vrai ?
— Vous savez quelque chose, dit Ryan. Quoi ?
— J’ai un contact, un ancien membre de l’état-major de Himmler. Il nous a fourni de bons renseignements, c’est pourquoi nous le laissons en vie. Bref, il a assisté à la fabrication du film qui reconstitue le raid du Gran Sasso, où l’on voit Skorzeny et son équipe atterrir avec leurs planeurs et enlever Mussolini. En fait, notre hardi colonel n’était là qu’en observateur.
— C’est lui qui a organisé l’opération, dit Ryan. Je me suis documenté. Il y a des livres écrits sur…
— Ce sont des ouvrages de propagande, dit Weiss. Il n’a fait que de la reconnaissance. D’ailleurs, il s’en est très mal tiré. Le Reich battait de l’aile en 43 et les SS avaient besoin d’un héros. Skorzeny a été catapulté au dernier moment pour tenir le rôle. Son planeur devait atterrir après les autres, mais le plan a foiré et il s’est posé le premier, juste devant la porte de l’hôtel où Mussolini était retenu prisonnier. Les carabinieri ont eu une frousse bleue et ont lâché leurs armes.
« D’après mon ami allemand, Skorzeny n’a croisé personne devant la porte barricadée. Quand il a fait le tour de l’hôtel pour chercher une autre entrée, il n’a déclenché que les aboiements des chiens tenus en laisse et s’est montré incapable de sauter par-dessus le mur. Finalement, il a réussi à s’introduire à l’intérieur et a couru dans les couloirs jusqu’à ce qu’il trouve Mussolini. Et il a veillé à ce qu’on lui en attribue tout le mérite. Les Italiens n’ont pas opposé de résistance, aucun coup de feu n’a été tiré. Les seules blessures sont dues à l’atterrissage manqué de deux planeurs. Rien à voir avec l’exploit audacieux que la propagande SS a forgé. Tout ce qu’on lit dans ces livres, c’est de la fiction. Skorzeny n’est pas Superman. C’est un imposteur vieillissant qui vit sur une réputation injustifiée.
— Il est quand même dangereux, objecta Ryan.
— Oui, il est dangereux. Très dangereux. Mais il n’est pas invincible. Ne l’oubliez pas. Nous pouvons le battre. »
Ryan prit une inspiration. « Il veut que ce soit moi qui apporte l’or.
— Ça ne me pose aucun problème. Allez, Albert, détendez-vous. Dans quelques jours, vous serez un des hommes les plus riches de ce pays misérable. Tout ce que vous avez à faire, c’est garder votre sang-froid. »
Weiss se leva, prit son verre et avala le reste de l’eau.
« J’ai besoin d’un vrai remontant. » Il tapota Ryan sur l’épaule. « On y est presque, Albert. Reparlons-nous demain. »
Weiss laissa Ryan assis dans le salon et partit avec une chaleur au fond de la poitrine, malgré l’absence de whisky et la mine lugubre de l’Irlandais.
Weiss s’engagea dans l’allée envahie par la végétation. Il s’arrêta à quelques mètres de la maison en voyant Carter assis sur le pas de la porte, la tête dans ses mains.
Il descendit de voiture, ferma la portière.
Carter leva les yeux et sursauta, comme s’il n’avait pas entendu le bruit du moteur approcher.
Une sourde inquiétude contracta l’estomac de Weiss. « Qu’est-ce qui se passe ? »
Carter secoua la tête, le regard tourné vers les arbres. Son pistolet Browning était posé à côté de lui sur la vieille pierre du seuil.
« Eh bien, Carter. Qu’y a-t-il ? »
D’un geste du pouce, l’Anglais désigna l’ouverture derrière lui. « Là-bas. »
Weiss s’avança vers la maison. Carter s’écarta pour le laisser passer.
D’abord, l’odeur. Métallique. Puis, une fois ses yeux accoutumés à la faible lumière, il vit la table retournée, les assiettes et les gobelets en étain éparpillés, les chaises renversées.
Et il vit les corps.
« Nom de Dieu, dit Weiss. Nom de Dieu. »
Wallace était assis par terre contre le mur du fond, une partie du visage et du crâne arraché, la poitrine perforée en deux endroits. De l’œil qui lui restait, terne comme un nuage de pluie, il contemplait vaguement son collègue.
Gracey était étendu face contre terre, un trou net entre les omoplates, un autre à l’arrière de la tête. Il tenait encore un fusil automatique dans une main.
« Nom de Dieu », répéta Weiss.
Il ressortit et s’assit sur la marche du seuil à côté de Carter.
« Qu’est-ce qui est arrivé ? »
Carter se frotta le visage, essuya sa bouche et ses yeux.
« C’est Gracey. Quel connard, celui-là ! Il ne parlait pas beaucoup depuis qu’on avait relâché Ryan. Mais il a toujours été taiseux, même du temps où on était en Afrique du Nord ensemble, alors je ne m’inquiétais pas trop. On venait de manger. Wallace avait préparé un petit repas et on avait parlé de l’argent, de la somme qu’on toucherait, de ce qu’on ferait avec.
« Puis Wallace a fait une blague stupide, comme quoi Skorzeny avait offert un tiers du prix, et que c’était plus que la part de chacun si on divisait par cinq. Je lui ai dit ferme-la, c’est pas drôle, mais il a continué. Gracey ne disait rien. Il triturait ce qu’il y avait dans son assiette avec sa fourchette et mangeait à peine.