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Ryan dormit d’un sommeil lourd et profond dans son ancienne chambre, fatigué d’avoir roulé si longtemps. Le lit craquait et grinçait quand il s’éveilla aux premières lueurs de l’aube. Il emprunta le rasoir de son père et alla au lavabo dans un coin de la pièce. Le froid lui donnait la chair de poule.

Une fois lavé et rasé, il descendit l’escalier et gagna la porte de service à pas de loup. Sa mère l’intercepta.

« Où vas-tu ? demanda-t-elle.

— Faire un tour. Je n’ai pas vu la ville depuis des siècles.

— Bon. Ne tarde pas trop. Je te prépare un petit déjeuner pour quand tu reviendras. »

Le soleil se levait à peine au-dessus des toits tandis qu’il remontait la rue principale. Il ne croisa personne hormis un homme qui tirait un cheval au milieu de la chaussée. Le bruit des sabots était renvoyé en écho par les maisons. L’homme lui fit un salut de la tête. Ryan boutonna la veste de son costume dans l’air frais.

Il longea des devantures de magasins, des commerces que l’on tenait de père en fils, avec des enseignes peintes à la main, prix et offres spéciales écrits en blanc sur la vitrine. Une mercerie, un atelier de couturière, une boutique de confection pour hommes.

Ils semblaient plus petits maintenant, comme si le bois, les briques et le verre avaient rétréci en vingt ans. Ryan savait au plus profond de lui qu’ils étaient la raison pour laquelle il revenait si rarement, autant que Tommy Mahon et ses brutalités. Enfant déjà, il n’aimait pas cette ville et ne s’y sentait pas à sa place, avec ses rues trop étroites, ses habitants enlisés dans des sables mouvants. Maintenant encore, il avait l’impression qu’elle l’enserrait aux chevilles, essayant de l’attirer à nouveau dans son emprise.

Adolescent, Ryan s’étonnait de l’endurance dont son père faisait preuve. Il ne comprenait pas qu’il ne désire pas une vie meilleure, des horizons plus vastes. Un jour, il lui demanda pourquoi il avait repris l’affaire familiale, sachant qu’elle le condamnait à gagner une misère, pourquoi il n’était pas parti construire ailleurs son propre univers.

« Parce qu’on a seulement la vie qui nous a été donnée, avait répondu son père. Et qu’il faut s’en contenter. »

Mais Ryan savait que cette vie-là ne le contenterait jamais, ni à l’époque, ni maintenant.

Il s’arrêta devant la supérette dont l’enseigne indiquait LIBRE-SERVICE MAHON. Aucune lumière à l’intérieur. Il essaya d’ouvrir la porte. Fermée.

Après avoir jeté un coup d’œil dans la rue, toujours déserte, il se dirigea vers l’arrière du bâtiment. Une grosse voiture, une Rover, était garée dans l’allée sur le côté, et une bicyclette était appuyée contre le mur. Ryan entendit une voix donnant des ordres. Il s’approcha des larges portes ouvertes de la réserve.

Gerard Mahon, le fils de Tommy Mahon, fumait une cigarette en tournant le dos à l’allée. Un jeune garçon âgé d’à peine treize ou quatorze ans entassait des cartons de lessive suivant ses instructions.

« Bonjour », dit Ryan.

Mahon fit volte-face. Il avait grossi depuis la dernière fois que Ryan l’avait vu, son visage s’était empâté avec l’âge. Il demeura figé, l’œil vacant, avant de s’animer en reconnaissant son interlocuteur.

« Albert Ryan ? Ça alors, depuis le temps… Je croyais que tu t’étais tiré en Angleterre.

— Je suis juste venu rendre visite à mes parents. » Ryan s’avança dans l’ombre de la porte, perçut le froid à l’intérieur, sentit l’odeur d’eau de Javel et de tabac. « On se diversifie, à ce que je vois. »

Mahon sourit et aspira une bouffée de sa cigarette. « Ouais, je lance une nouvelle affaire. Ton vieux ne peut pas se garder les clients pour lui tout seul.

— Apparemment, non. » Ryan pénétra plus avant dans la réserve. « Mais c’est bizarre. Il semble qu’il ait des soucis avec ses fournisseurs depuis que ton père t’a refilé ce magasin. »

Le sourire de Mahon fit place à un méchant rictus. Il agita un doigt en direction de Ryan. « C’est moi qui me suis installé. Ceux qui racontent autre chose sont de sales menteurs. » Il se tourna vers le garçon qui s’était arrêté d’entasser les cartons pour observer les deux hommes. « Va dans la boutique, toi, et passe la serpillière. Allez, file. »

Le garçon s’exécuta et disparut.

Mahon se retourna, soudain mal à l’aise en découvrant Ryan si près de lui. Ce dernier le dépassait d’une bonne dizaine de centimètres et il savait exploiter la différence.

« Il paraît que quelqu’un est allé parler au Syndicat pour que les fournisseurs cessent de traiter avec mon père. »

Mahon secoua la tête. « Je sais pas de quoi tu parles. Si ton vieux ne supporte pas la concurrence, il n’a qu’à faire ses valises et fiche le camp. » Prenant de l’audace, Mahon se dressa de toute sa hauteur. « Il aurait dû partir depuis longtemps. On n’apprécie pas trop les gens comme vous par ici.

— Les gens comme nous ? C’est-à-dire ? »

Mahon s’humecta les lèvres, déglutit, tira sur sa cigarette. « Les protestants, répliqua-t-il en envoyant sa fumée au visage de Ryan. Surtout quand leurs rejetons copinent avec les Anglais. »

Ryan fit voler la cigarette. Mahon recula, les yeux écarquillés.

« Hé, fais gaffe à ce que tu… »

Le coup l’atteignit sous la pomme d’Adam. Il tomba, ses genoux heurtèrent violemment le ciment, et il porta les deux mains à sa gorge. Ryan lui envoya son pied entre le nombril et l’entrejambe. Mahon s’effondra à plat ventre. Son visage rose devint violet.

Ryan détacha sa ceinture en enjambant Mahon, tira le cuir d’un geste fluide, forma une boucle et la lui passa autour du cou.

Mahon gémit douloureusement quand Ryan le releva. À genoux, il tenta de glisser les doigts sous la ceinture pour soulager sa gorge. Ryan serra plus fort. Le corps de Mahon fut agité de soubresauts.

Ryan approcha les lèvres de son oreille. « Écoute-moi bien. J’appellerai mon père dans deux jours. Si les fournisseurs ne lui ont pas livré tout ce qu’il veut, je reviendrai te voir. Compris ? »

Il donna un peu de mou. Mahon s’étrangla. Ryan serra à nouveau, plus fort.

« Compris ? »

Il laissa Mahon prendre une inspiration.

Mahon articula silencieusement un mot, la bouche ouverte comme dans un cri. Il hocha la tête et toussa, les lèvres luisantes de bave.

Ryan ôta la ceinture et lâcha Mahon. Il partit vers la porte. Se retournant avant de sortir, il dit : « Deux jours. »

Mahon se tordait sur le ciment, les mains levées pour se protéger d’un coup qui ne viendrait plus.

Albert Ryan rentra chez ses parents, mangea avec plaisir le petit déjeuner que sa mère avait préparé, puis se mit en route pour Dublin.

5

L’hôtel Buswells se dressait près du croisement de Molesworth Street et de Kildare Street, entre la citadelle blanche entourée de jardins de Trinity College, au nord, et le parc de St Stephen’s Green, au sud, vaste étendue verdoyante aux allées plantées de grands arbres. Les voix des vendeurs de journaux à la criée se mêlaient au grondement de la circulation. La grève des autobus venait de s’achever et les voyageurs étaient heureux de ne plus dépendre des transports de remplacement mis en place par l’armée.

En même temps que la clé, la réceptionniste de l’hôtel tendit un message à Ryan. Il s’était arrêté à Gormanston en chemin et avait jeté quelques vêtements et affaires de toilette dans le sac qui gisait maintenant à ses pieds. Le cliquetis des couverts et le brouhaha des conversations de la clientèle attablée pour le déjeuner s’élevait dans le restaurant. Ryan reconnut un Teachta Dála, un député irlandais, qui regardait une jeune femme traverser l’accueil, clé à la main, talons claquant sur le sol de marbre blanc. Elle s’arrêta au pied de l’escalier qui menait aux chambres, jeta un coup d’œil au député par-dessus son épaule et monta. L’Oireachtas, le siège du gouvernement irlandais, se trouvait à deux pas seulement. Le Buswells accueillait dans ses étages de nombreux politiciens et leurs compagnes, secrétaires, assistantes. Les lits craquaient tandis que s’y consommaient les passions secrètes des dirigeants du pays.