Quand il arriva derrière la voiture, Hussein leva un doigt sur le volant, geste infime, mais suffisant pour que le conducteur accélère.
Ryan sentait la pression augmenter dans ses oreilles à mesure qu’ils grimpaient en altitude. Hussein, qui n’avait quasiment pas dit un mot depuis le départ de la banque, ouvrit soudain la bouche.
« Bientôt, vous allez prendre le volant, dit-il. On s’arrêtera pour manger et ensuite vous nous conduirez à Crozon.
— D’accord », dit Ryan.
Dix-huit ans depuis son dernier passage en France et, comme aujourd’hui, il n’était quasiment pas descendu de voiture. Il pensa à Celia et à ses yeux rêveurs quand elle avait évoqué son séjour à Paris.
Peut-être reviendraient-ils dans ce pays quand tout serait terminé. Une part de lui-même se réjouissait à cette idée, une autre la repoussait. Il ne pouvait penser qu’au rendez-vous et à la remise des caisses à Weiss et à Carter.
Dans son esprit, sa vie s’arrêtait là. Non qu’il s’imaginât mort. Il ne pouvait tout simplement pas concevoir une existence au-delà.
Il aurait été normal d’éprouver de la peur. Mais il ne ressentait ni peur ni excitation, seulement le froid qui s’insinuait dans le fourgon par les joints des portières.
Il resserra sa veste autour de lui, croisa les bras sur sa poitrine, et ferma les yeux.
65
Ils atteignirent Camaret-sur-Mer au crépuscule. L’après-midi, ils s’étaient arrêtés pour manger dans le café d’un village, chacun à tour de rôle pendant que les autres gardaient le fourgon. Ryan avait pris un civet de lapin, accompagné de grosses tranches de pain paysan. La viande était sèche et fade, la sauce trop allongée, mais dans sa faim il avait tout dévoré. À présent, son estomac vide recommençait à gargouiller.
Habib et Munir se passaient une sorte de galette de pain dont ils coupaient des morceaux avec un méchant couteau. Ils n’en offrirent pas à Ryan. Quant à Hussein, il semblait capable de vivre uniquement de tabac et de prières.
Malgré le froid de la nuit qui tombait, Ryan avait baissé sa vitre pour évacuer l’odeur des hommes enfermés ensemble et des cigarettes. Quand il tourna dans le port, il sentit le sel et entendit le bruit du ressac contre la digue, les cris des mouettes qui s’arrachaient leur dernier repas de la journée. Des bateaux de pêche et de plaisance se balançaient sur l’eau noire.
« Là », dit Hussein en désignant un bateau d’un certain âge, amarré près d’une volée de marches qui plongeaient dans l’eau. La peinture bleue s’écaillait sur la coque en bois. Un homme robuste aux cheveux gris hirsutes et au teint rubicond se tenait debout à la proue, appuyé d’une main sur un winch rouillé. Il porta un doigt à son front en guise de salut.
« Il s’appelle Vandenberg, dit Hussein. Et il n’est pas aimable. »
Compte tenu du peu de paroles que l’Arabe avait prononcées durant la journée, Ryan se demanda ce qu’il entendait par aimable.
Ils descendirent du fourgon. Ryan s’étira le dos et les bras.
« Qui est le passager ? » demanda Vandenberg. Dans son intonation chantante, Ryan crut reconnaître un accent hollandais, ou flamand, peut-être danois.
« Lui, dit Hussein en désignant Ryan. Venez nous aider. Le chargement est lourd. »
Vandenberg secoua la tête. « Non. Je suis payé pour conduire le bateau, pas pour porter des choses. Ça, c’est votre boulot. »
Hussein marmonna dans sa barbe et cracha. Prenant Ryan par la manche, il l’entraîna à l’arrière du fourgon. Bientôt, ils avaient créé une chaîne, de Habib, dans le fourgon, à Ryan, puis à Munir qui descendait les marches et à Hussein, sur le bateau, qui entassait les caisses à mesure qu’elles arrivaient.
Ryan avait les mains à vif et le dos brisé quand ce fut terminé. La sueur lui collait à la peau sous ses vêtements. À un moment, il envisagea de laisser tomber en se plaignant de ses blessures, mais sa fierté le retint.
Alors que le soleil embrasait l’horizon, Hussein sortit une grosse enveloppe de sa poche et la lança à Vandenberg. Celui-ci l’ouvrit et examina le contenu. Satisfait, il la fourra dans sa veste et fit un signe de tête affirmatif à Hussein.
Sans un mot pour Ryan, Hussein se remit au volant du fourgon. Habib et Munir grimpèrent à l’arrière. Le moteur démarra dans un feulement rauque et le véhicule sortit du port.
Ryan suivit des yeux les feux arrière qui s’éloignaient.
« Venez, dit Vandenberg sur le bateau. C’est l’heure. »
Ryan se blottit sur l’unique couchette de la cabine en regrettant de ne pas avoir emporté de vêtements plus chauds, tandis que Vandenberg, après avoir quitté Camaret-sur-Mer, à la pointe de la presqu’île de Crozon, empruntait les passes navigables et contournait les bancs de sable pour filer vers le large.
Les caisses avaient été recouvertes d’une bâche maintenue par des cordes, dont les coins battaient au vent.
Bientôt, l’embarcation atteignit la haute mer et prit de la vitesse, creusant sa route dans la houle.
Ryan n’avait jamais souffert des voyages en bateau. Il trouvait même le mouvement apaisant, alors que beaucoup de ses camarades se penchaient pour vomir par-dessus le bastingage. La coque en bois craquait et gémissait en fendant les vagues.
Le ciel, visible à travers les vitres crasseuses de la cabine, était dégagé, d’un noir profond, avec un soupçon d’orange et de bleu, loin à l’horizon. Les étoiles apparurent, innombrables, un tapis de clous étincelants que n’assombrissait nulle lumière humaine. Ryan reconnut plusieurs constellations et sonda sa mémoire pour retrouver leurs noms.
Un trait fulgurant zébra le noir. Il souhaita avoir la chaleur du corps de Celia près du sien.
Il s’éveilla avec la sensation de dériver. Le bateau montait et descendait, mais sans que l’on perçoive aucune vitesse, aucun mouvement vers l’avant. En ouvrant les yeux, il vit le pont à l’extérieur baigné dans la clarté bleue de la lune.
Là, dehors, Vandenberg repoussait la bâche pour dégager une caisse. Il essaya de soulever le couvercle de ses doigts épais, n’y parvint pas et grogna de mécontentement. Puis il ouvrit une boîte de forme oblongue sur le pont. Il farfouilla parmi son contenu jusqu’à ce qu’il trouve un court pied-de-biche. De sa place, Ryan le regarda s’attaquer de nouveau à la caisse.
« Ne touchez pas à ça. »
Vandenberg pivota brusquement en entendant sa voix.
Ryan se leva et, vacillant avec le roulis, alla se tenir sur le seuil de la cabine.
« C’est mon bateau, dit Vandenberg. Je veux savoir ce que je transporte.
— L’Arabe vous a payé. Vous n’avez pas besoin de plus. »
Vandenberg se redressa et gonfla la poitrine. Il tenait l’outil à bout de bras. « Il n’est pas arabe. Il est algérien. Je veux savoir ce que je transporte.
— Je me fiche de ce qu’il est. Ces caisses ne sont pas votre affaire. Votre boulot, c’est de piloter ce bateau. Je vous suggère de le faire.
— Non, dit Vandenberg en se retournant vers les caisses. Je suis le capitaine. Je vais regarder à l’intérieur. »
Ryan s’avança d’un pas. « N’y touchez pas. »
Vandenberg leva le pied-de-biche. « Restez où vous êtes.
— Lâchez ça », dit Ryan en approchant.
Vandenberg fouetta l’espace entre eux avec l’instrument.
Plus près encore, Ryan sentit l’odeur du whisky.