« Où sont Wallace et Gracey ? » demanda Ryan.
Quand ils jetèrent l’ancre au fond du port de Balbriggan une heure plus tard, une brume épaisse noyait la terre et la mer. La camionnette Bedford était garée sur la digue au-dessus de leur emplacement, et sur trois côtés s’élevaient les murs de ciment gris du bassin que dominait, plus loin, le pont de chemin de fer.
Le port était plongé dans le silence. Les pêcheurs avaient pris la mer, les bateaux de plaisance se balançaient doucement à l’amarre. Weiss et Carter avaient sans doute volé la vedette ici, pensa Ryan. Les vagues roulaient et déferlaient sur la plage au-delà du mur nord.
Carter grimpa sur le quai par l’échelle rouillée et Ryan lui tendit les caisses. Quand elles furent toutes chargées dans la camionnette, ses épaules et son dos hurlaient de douleur. Les trois hommes se reposèrent un instant contre la camionnette, hors d’haleine.
« Si j’avais su que ce serait autant de boulot, je ne me serais jamais lancé là-dedans », dit Carter.
Weiss cracha par terre. « Vous ne serez plus jamais obligé de bosser. Bon, voyons un peu à quoi ressemble notre butin. »
Carter enveloppa son fusil dans un sac en toile et le déposa près des caisses. Debout devant les portes arrière de la camionnette, ils contemplèrent le chargement.
Après un dernier regard alentour, Weiss se hissa à l’intérieur de la camionnette. Il prit un long tournevis dans une petite boîte à outils posée sur le plancher, glissa la pointe sous le couvercle de la caisse la plus proche et le souleva.
Ryan entendit le bois craquer.
Le couvercle retomba plus loin. Tout le sang se retira du visage de Weiss. Son sourire s’élargit, puis trembla et s’évanouit. Il secoua la tête.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? » demanda Carter.
Weiss sortit de la caisse un objet gris terne en forme d’obélisque, puis un autre.
Carter se pencha en avant. « Mais qu’est-ce que… »
Weiss lâcha les obélisques qui heurtèrent le sol avec un cliquetis métallique. Carter les saisit, les soupesa.
Il se tourna vers Ryan. « C’est quoi, ce bordel ? »
Weiss s’esclaffa. C’était un rire qui lui montait du fond du ventre, mais qui sonnait creux dans la camionnette. Puis il partit dans un nouvel éclat, un rire aigu cette fois, au bord de la folie.
La voix de Carter tremblait comme s’il se retenait de pleurer. « Qu’est-ce qui se passe ? Où est l’or, putain ? »
Weiss se prit le visage dans les mains. Le rire s’écoulait librement de sa gorge maintenant, gras et puissant. Ses épaules tressautaient.
« Où il est ? » dit Carter.
Ryan savait. Il avait compris avant que Weiss ne plonge la main dans la caisse, mais il n’avait aucune envie de rire.
Carter avança le buste dans la camionnette, attrapa la caisse et la tira vers lui. « Où est l’or, nom de Dieu ? »
Il regarda dans la caisse, secoua la tête. « Non. »
Weiss se tenait les côtes. « Oh si, mon ami. Oh, si. »
Il prit deux autres barres de plomb dans la caisse, les choqua et rit jusqu’à en avoir les larmes aux yeux.
67
Weiss avait mal aux côtes et la vision brouillée par les larmes. Il fut pris d’un vertige, le cœur au bord des lèvres.
Il lâcha les barres de plomb et repoussa la caisse, qui se renversa. Son contenu tomba de la camionnette. Carter et Ryan firent un saut de côté pour ne pas recevoir sur les pieds quinze blocs d’un métal dénué de toute valeur.
Weiss saisit une autre caisse, souleva le couvercle avec le tournevis. Le bois se fendilla et céda. À l’intérieur, même spectacle. Au lieu d’un jaune étincelant, le gris terne du plomb.
Weiss s’effondra contre la paroi de la camionnette, le souffle coupé, les jambes prises d’une faiblesse. Mais il rit encore, un rire absurde qui l’assaillait par vagues et qu’il ne pouvait arrêter, incapable de faire autre chose que rire alors même que tout partait en vrille devant ses yeux.
Soudain, une douleur cuisante sur sa joue.
Il se demanda un instant qui l’avait frappé, puis comprit que c’était sa propre main. Il se gifla encore. La clarté d’esprit lui revenait.
« Nom de Dieu », dit-il.
Il attrapa son pistolet sous sa veste et le braqua sur le front de Ryan, clignant des yeux pour expulser les larmes.
« Bon sang, Albert. Vous n’avez pas vérifié ? »
Le visage de Ryan ne trahissait aucune émotion, pas même la surprise.
« Je n’ai vu que quelques caisses. J’ai vu des barres d’or sur lesquelles était écrit Crédit Suisse. Le messager de Skorzeny a vérifié. On ne m’a pas laissé entrer dans la chambre forte pour regarder de près. »
Carter luttait pour retrouver le contrôle de sa respiration. « Je savais qu’il nous planterait. Je l’avais dit, non ? Mais vous… »
Weiss visa Carter. « La ferme.
— C’était trop facile, dit Ryan.
— Ôtez votre flingue de là », dit Carter.
Weiss ne bougea pas. « Vos gueules, tous les deux. Laissez-moi réfléchir.
— Ôtez votre flingue de là, je vous dis.
— La ferme, Carter, sinon je vous jure que je vous explose la tête. »
Carter le saisit par le poignet, mais Weiss se dégagea et ramena le canon du pistolet en plein sur son front, doigt crispé sur la détente.
« Ne me provoquez pas, Carter. Vous savez que je…
— Tout le monde dehors. »
La voix venait d’en haut, un aboiement autoritaire et déformé, suivi par une rafale d’interférences.
« Ici l’inspecteur-chef Michael Rafferty de la Garda Síochána. Vous êtes cernés. J’ai une douzaine de gardes avec moi, tous armés, et une équipe de tireurs d’élite. Au moindre faux pas, je donne l’ordre d’ouvrir le feu. Descendez de la camionnette. »
Weiss se pencha à l’extérieur, leva les yeux et vit une silhouette massive debout sur le pont ferroviaire, un mégaphone à la main. Deux policiers à demi masqués par la brume se tenaient à ses côtés, pistolets dégainés et prêts à tirer.
Plus loin sur le pont, un tireur couché les alignait dans son viseur télescopique. Et sous les voies, entre les arches noyées d’ombre, encore des policiers et des armes.
« Lieutenant Albert Ryan, faites-vous connaître.
— Salopard, dit Carter. Espèce de salopard. »
Weiss regarda Ryan, vit le choc sur son visage. « Il ne savait pas », dit-il.
Carter fulmina. « Mon cul, qu’il savait pas. »
Ryan gardait le silence. Il descendit de la camionnette, les mains en l’air.
Les yeux de Carter s’arrêtèrent sur le sac en toile dans lequel il avait enfermé son fusil automatique.
« Ne faites pas ça », dit Weiss. Il mit aussi les mains en l’air et s’approcha de la portière arrière de la camionnette.
« Salopard », dit encore Carter.
La voix grésilla dans le mégaphone.
« À genoux, Ryan, les mains sur la tête. Les autres, sortez de la camionnette. »
Carter, tournant le dos aux policiers, ouvrit le sac.
« Ne faites pas ça, répéta Weiss. Ils vont nous tuer tous les deux. »
Carter extirpa le fusil du sac et pivota vers Ryan, le doigt cherchant la détente.
Son crâne éclata une fraction de seconde avant que Weiss n’entende la détonation et ne reçoive une éclaboussure tiède au visage. Carter s’écroula, les membres désarticulés, la bouche et les yeux grands ouverts.
« D’accord ! cria Weiss. Je sors. »