Le mégaphone brailla à nouveau. « Combien êtes-vous ?
— Ryan et moi. C’est tout.
— Sortez de la camionnette, les mains sur la tête. »
Weiss descendit et fit quelques pas en évitant le sang de Carter sur le ciment mouillé.
« À genoux, à côté de Ryan. »
Weiss obtempéra. Ryan regardait droit devant lui, impassible.
« J’ai une suite au Shelbourne », dit Weiss à voix basse. Ryan tourna la tête vers lui. « Au nom de David Hess. Tous les documents qui incriminent Skorzeny sont là-bas, dans une boîte métallique fermée à clé. Si on me garde en détention, si on m’extrade, allez les chercher. Apportez-les chez Hedder et Rosenthal, un cabinet d’avocats à Ballsbridge. Donnez-les à Simon Rosenthal. À personne d’autre. Compris ? »
Ryan ne répondit pas.
Les policiers sortirent de l’ombre. La peur était visible sur leurs visages, leurs mains qui tenaient les armes tremblaient.
« Vous m’entendez, Ryan ? Transmettez les informations à Simon Rosenthal, il aura la peau de Skorzeny. Faites ça pour moi.
— Non, dit Ryan. C’est pour moi que je le ferai. »
68
Rafferty, rouge et essoufflé, laissa choir sa masse corpulente dans le fauteuil en face de Ryan. Il posa un mug de thé sur la table, but une gorgée de celui qu’il tenait à la main.
« Bon sang, on dirait que tout ça va me donner beaucoup de boulot », dit-il. Il indiqua du menton le mug devant Ryan. « Allez-y, buvez. »
Ryan prit le mug et le porta à ses lèvres.
« Là, c’est mieux, non ? »
Le policier ne dit plus rien, les yeux fixés sur Ryan. Des gouttelettes d’humidité suintaient sur les murs en ciment de la salle des interrogatoires. Un magnétophone à bande, vide, trônait sur la table entre eux.
« Votre ami, l’Américain. Ou l’Israélien, je ne sais pas trop ce qu’il est. » Rafferty se débarrassa de sa tasse et sortit un paquet de cigarettes de la poche de sa veste. « Il ne veut rien me dire d’autre que son nom. Il insiste pour qu’on prévienne un avocat, Rosenthal. Qu’est-ce qu’il fabrique, lui ? Qu’est-ce qu’il fout ici ?
— Il est du Mossad, dit Ryan.
— Du quoi ?
— Du Mossad. Le service de renseignement israélien.
— Quoi, c’est un espion ?
— Quelque chose comme ça. »
Rafferty lâcha un petit rire incrédule. « Sainte Mère de Dieu. Ici ? » Il prit une cigarette dans le paquet et l’alluma. « Cette affaire-là, je vous l’avoue, c’est un peu trop pour moi. Le pire qu’il m’arrive de traiter dans le coin, c’est un vol de bétail ou une bagarre à la sortie d’un pub. Mais une histoire pareille… Je suis pas assez payé pour m’occuper d’espions et d’or introduit clandestinement. Enfin, plus de plomb que d’or, au final. Dans cinq des caisses, il y avait trois barres d’or sur le dessus. Bref, tout ça pour dire… Est-ce que vous trouvez que je ressemble à James Bond ? » Il se pencha en avant, tenant la cigarette entre ses doigts boudinés. « Vous l’avez vu, ce film ?
— Oui, dit Ryan.
— J’y suis allé avec ma bourgeoise. Elle a mis sa main sur mes yeux quand la nénette est sortie de l’eau, toute mouillée qu’elle était. Je l’ai emmenée au septième ciel cette nuit-là, je peux vous assurer. »
Le ventre de Rafferty tressauta quand il rit. La fumée ressortait entre ses dents.
Ryan s’éclaircit la gorge. « Je dois parler avec Ciaran Fitzpatrick, à la Direction du renseignement.
— On m’avait prévenu que vous diriez ça. » Rafferty sortit un morceau de papier du paquet de cigarettes. « Malheureusement, Mr. Fitzpatrick n’est pas disponible pour l’instant. Mais vous avez des amis haut placés. »
Il déplia le papier, révélant quelques lignes dactylographiées et une signature alambiquée.
« Ça, c’est un mot du ministre de la Justice, Mr. Charles J. Haughey, celui-là même qui a ordonné de suivre la camionnette et d’arrêter ses passagers quand ils seraient revenus à terre. Un messager l’a apporté il y a vingt minutes. C’est écrit qu’il ne faut pas vous interroger, rien enregistrer, et que je dois vous relâcher, à mon bon vouloir. Il veut que l’affaire soit traitée discrètement. Pour le cas où ça ne plairait pas aux Américains et qu’ils décideraient que le président Kennedy ne viendra pas nous voir, finalement. Qu’est-ce que vous en pensez ?
— Je pense que vous devriez me laisser partir. »
Rafferty hocha la tête. « Peut-être bien qu’on peut l’envisager, oui. Mais ça dit à mon bon vouloir, et mon bon vouloir, il dit pas tout de suite. Je crois que je vais vous laisser mijoter un peu, monsieur Ryan. »
Le policier se souleva lourdement de son fauteuil, la respiration sifflante.
« Pourquoi ? demanda Ryan. Vous ne pouvez pas m’interroger, alors à quoi bon me retenir ici ? »
Rafferty se pencha en avant sur la table, au point que Ryan sentit la chaleur de son haleine.
« Parce que j’aime pas qu’on m’apporte des ennuis chez moi, et en plus, j’aime pas que ces salopards du gouvernement m’emmerdent à me dire quoi faire dans mon propre commissariat. Mais je vais surtout vous garder ici juste parce que j’en ai les moyens. Ça vous va, comme réponse ? »
69
L’ouverture de la porte de sa cellule tira Goren Weiss d’un léger sommeil. Il tourna la tête, s’attendant à voir surgir le gros policier qui essaierait encore une fois de l’interroger avec maladresse. Au lieu de quoi entrèrent trois hommes en costume qu’il n’avait jamais vus.
« Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
— Levez-vous », dit le plus vieux. Il referma la porte derrière lui. Une cinquantaine d’années, cheveux gris coupés en brosse, costume anthracite moulant ses larges épaules. Les deux autres étaient plus jeunes, trente-cinq ans environ, mais dotés du même physique.
Weiss obéit, le ventre noué. « Je veux parler à mon avocat, Simon Rosenthal, du cabinet Hedder et Rosenthal. »
Les deux hommes plus jeunes vinrent se placer à ses côtés et le prirent chacun par un poignet.
« Je vous conseille de le contacter immédiatement, sinon croyez-moi, il y aura des retombées. »
Les hommes raffermirent leur prise. Le plus vieux s’approcha de la couchette que Weiss venait de quitter. Il tira sur le drap pour l’enlever.
Weiss tenta de libérer son bras droit, mais la main sur son poignet était plus solide qu’une menotte.
« Imbéciles ! Le gouvernement israélien ne tolérera pas ça. Vous allez droit à une guerre dont vous ne sortirez pas indemnes. »
Le plus vieux roula le drap pour former une corde épaisse.
Weiss rua dans les jambes des hommes. Ils jouèrent des pieds et évitèrent ses coups, puis l’envoyèrent à terre. Il s’écrasa, la joue sur le sol en béton.
Le plus vieux fit une boucle et un nœud coulant à l’extrémité du drap.
« Tenez-le bien », dit-il en s’accroupissant.
Weiss hurla. Il se jeta d’un côté, puis de l’autre. Un genou s’enfonça dans son dos et le cloua au sol. Il hurla encore, un mot qui était peut-être « Non ».
La boucle passée par-dessus sa tête descendit sur son nez, sur sa bouche. Une bande de tissu froid étouffa ses jurons.
Le nœud coulant, serré autour de son cou, lui obtura la gorge. Il sentit la pression augmenter, une poussée derrière ses orbites. Le rouge envahit sa vision. Un rugissement dans ses oreilles.
La porte de la cellule s’ouvrit. Weiss distingua les bottes du policier bedonnant et deux autres paires de pieds.