— Donc vous voulez ma mort, dit Ryan.
— Évidemment. Mais pas maintenant, pas ici. D’abord, j’ai besoin d’en savoir plus. Asseyez-vous, je vous prie. »
Ryan s’installa dans le fauteuil en face de Skorzeny et Celia. Elle tendit la main par-dessus la table et lui effleura les doigts.
Un serveur s’approchait, mais Skorzeny le chassa d’un geste.
« Allez-y, dit Ryan. Posez vos questions.
— Le sioniste, Weiss. Il travaillait pour le Mossad. Les gens du Mossad font beaucoup de choses, mais ce ne sont pas des voleurs. Pourquoi était-il sur ce bateau ? Et en quoi le renseignement israélien est-il impliqué ?
— Weiss agissait pour son propre compte. Il avait découvert le projet de Carter et il voulait sa part du gâteau.
— La cupidité, dit Skorzeny en souriant, les yeux pétillants. J’avais prévenu Mr. Haughey que la cupidité les détruirait. Mais dites-moi, lieutenant Ryan, comment ce Weiss a-t-il eu vent du plan de Carter pour me faire chanter ?
— Il dirigeait une opération du Mossad contre vous. Son enquête l’a conduit à Carter. »
Le sourire de Skorzeny s’évanouit. Il se pencha en avant. « Une opération du Mossad contre moi ? Quelle opération ? Pour m’assassiner ?
— Non, dit Ryan. Weiss ne voulait pas vous tuer. Mort, vous ne lui serviez à rien. Ce sont ces propres paroles.
— Quoi, alors ? »
Ce fut au tour de Ryan de sourire. Il soutint le regard brillant de Skorzeny, sans dissimuler le sauvage plaisir qu’il éprouvait au plus profond de lui.
Skorzeny se pencha encore, écartant son veston d’un geste désinvolte pour révéler la crosse d’un pistolet. « Je vous écoute.
— L’opération a réussi. »
Skorzeny se renversa en arrière dans son fauteuil, prit la main de Celia. Elle grimaça quand les énormes doigts pressèrent les siens qui paraissaient minuscules. « Mais encore.
— Ils sont au courant pour l’argent. »
Un pli barra le front lisse de Skorzeny. « L’argent ?
— Celui que vous détournez par le biais de la filière d’exfiltration. Des millions et des millions. J’ai vu les comptes. Vous arnaquez vos Kameraden depuis des années. Vous vous sucrez au passage, comme a dit Weiss. Il en avait la preuve. »
Skorzeny garda le silence un moment. On voyait son esprit à l’œuvre dans ses yeux. « Très bien, il en avait la preuve. En quoi cela m’importe-t-il ?
— Cela importe à vos amis en Amérique du Sud. Les autres ordures nazies dont vous gérez les fonds. S’ils découvrent que vous les avez escroqués, vous ne serez plus en sécurité nulle part sur cette belle terre que Dieu a créée. Même Franco ne pourrait pas vous protéger.
— Mais il préférait que mes Kameraden me tuent plutôt que lui ? Il était lâche à ce point ? »
Ryan secoua la tête. « Je vous le répète, il ne voulait pas votre mort. Il poursuivait quelque chose qui vaut beaucoup plus que votre vie.
— Quoi ?
— La filière d’exfiltration. Les fumiers que vous avez aidés à s’enfuir d’Europe. Il voulait les retrouver, tous sans exception. Soit vous vous retourniez contre vos amis, soit il aurait fait en sorte qu’eux se retournent contre vous. »
Skorzeny rit. Un rire aigu, strident, qui montait de son formidable torse. « Weiss est mort maintenant. Sa preuve ne peut plus rien pour lui.
— Oh si », dit Ryan. Il articula lentement et clairement, savourant la moindre crispation qui surgissait sur le visage de Skorzeny. « Il m’a dit où trouver l’information qu’il détenait sur vous, et ce matin, je l’ai apportée à son contact. Un avocat à Dublin dont le cabinet sert de couverture aux Israéliens. La mission continue. Il y a un seul changement… »
Skorzeny lâcha la main de Celia. « Je vous écoute.
— S’il m’arrive quoi que ce soit, à moi ou à l’un de mes proches, l’information sera transmise à vos amis. Si vous me tuez, ils vous tueront.
— Et vous croyez assurer ainsi votre sécurité ? » Skorzeny sourit. « Pourquoi pensez-vous que je préférerais vivre en étant l’esclave des Juifs, plutôt que mourir de la main de mes Kameraden ?
— Parce que vous êtes orgueilleux. »
Skorzeny inclina la tête sur le côté. « Orgueilleux ?
— Vous préférerez vivre sous la coupe du Mossad afin que vos amis n’apprennent pas que vous les avez escroqués. Vous ne voulez pas que votre mémoire soit entachée.
— Vous semblez très sûr de ce que vous avancez, lieutenant Ryan. Êtes-vous prêt à parier votre vie ? »
Ryan rétorqua : « Et vous ? »
Ils se défièrent du regard, les yeux de Skorzeny plongeant dans l’âme de Ryan.
« Quand on écrira des livres sur vous, dit Ryan, que conclura le dernier chapitre ? Que vous n’étiez qu’un escroc, en fait ? »
Skorzeny ne bougeait plus. On l’entendait respirer dans le silence du grand salon.
Enfin, il se leva.
« Vous ne connaîtrez jamais la paix, lieutenant Ryan. Vous êtes peut-être en sécurité pour l’instant, pendant un an, deux ans, peut-être plus, mais sachez-le : un jour, je vous ferai souffrir. »
Skorzeny attrapa la sacoche.
« Weiss m’a dit autre chose », dit Ryan.
Skorzeny s’immobilisa, la main sur la poignée.
« Il m’a parlé de l’opération du Gran Sasso pour laquelle pour êtes si célèbre, le sauvetage de Mussolini. Il m’a dit que ce n’était pas vrai. Tout ce qu’on raconte… Ce n’était que de la propagande. Votre personnage repose sur une imposture. »
Skorzeny voulut soulever la sacoche.
« Laissez-la », dit Ryan.
Skorzeny se figea.
« J’ai dit : laissez-la. »
Skorzeny se redressa. « C’est vous qui êtes l’escroc maintenant, dit-il d’une voix vacillante.
— Je m’accommoderai avec ma conscience, répondit Ryan. Vous pouvez partir maintenant. »
Skorzeny résistait encore. Puis il sourit à Celia.
« Au revoir, miss Hume. »
Et il tourna les talons.
Celia s’effondra, baignant de ses larmes l’épaule de Ryan qui la tenait serrée contre lui.
ÉPILOGUE
Herberts Cukurs ne pouvait guère se permettre le coût d’un appel longue distance depuis l’hôtel, mais il devait absolument se débarrasser de ses doutes. Être rassuré, encore une fois.
Il écouta la tonalité, le ronronnement déformé qui venait de si loin, d’un petit lieu-dit aux environs de Dublin.
« Oui ? » La voix était profonde comme toujours, mais peut-être pas aussi ferme qu’elle l’avait été.
« Otto, c’est moi. Herberts.
— Oui, Herberts, dit Skorzeny. Que puis-je faire pour vous ? Il est très tard ici. »
Cukurs avala péniblement sa salive, assailli par la chaleur uruguayenne qui lui rampait sur tout le corps. Depuis des années qu’il vivait en Amérique du Sud, il ne s’habituait toujours pas au climat. Il était arrivé en avion de São Paulo ce matin, aux frais de son nouveau bienfaiteur, l’homme d’affaires qui voulait le prendre comme partenaire.
« Je vous réveille ? demanda-t-il.
— Non, répondit Skorzeny. Je n’ai pas un bon sommeil.
— Moi non plus », dit Cukurs. Il ôta ses lunettes et frotta ses yeux secs.
Au cœur de la nuit, il se demandait souvent pourquoi ce n’étaient pas les âmes hurlantes de trente mille Juifs qui l’empêchaient de dormir, mais seulement l’idée — non, la certitude — qu’un jour ils reviendraient lui réclamer leur dû.