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Elle sortit les billets et les disposa en étoile sur la table. Elle prenait toujours la précaution d'aller échanger les vieux contre des neufs, bien propres et lisses, à la banque.

Des billets sur lesquels sa mère n'avait pas pu poser les doigts.

Après les avoir contemplés un moment, elle se sentit mieux. En général, c'était efficace. La démarche suivante, pour garder le moral, était une visite dans une agence immobilière, afin de se tenir au courant de l'évolution des prix.

Elle fourra l'argent dans la pochette et, après avoir remis le sac de couchage en place, elle replaça la chaise sous la table et sortit d'un pas un peu plus léger.

Cela dura jusqu'à ce qu'elle ait atteint le boulevard circulaire. Mais, lorsqu'elle vit les titres des journaux du jour, elle perdit totalement l'espoir.

Il ne s'agissait plus de survivre.

Il s'agissait de prendre la fuite.

Mandat d'arrêt dans l'affaire du meurtre du Grand Hôtel

Tel était le titre. Mais, au-dessous, il y avait une photo. Et un nom: Sibylla Forsenström, 32 ans.

- Sois gentille, Sibylla, pas comme ça. Essaie au moins de sourire un peu.

Bien élevée comme elle l'était à l'époque, elle avait fait de son mieux, mais le résultat avait été catastrophique. Cela n'avait fait qu'aggraver l'air qu'elle avait l'instant précédent, quel qu'il ait pu être. Tel avait dû être l'avis de sa mère, en tout cas, car elle ne se rappelait pas avoir jamais vu cette photo exposée où que ce soit. Elle avait les cheveux peignés avec la raie au milieu et de petites mèches retombant sur les tempes. Mais le regard, lui, disait assez toute sa détresse.

Elle se sentit mal. Il lui restait dix-neuf couronnes et le journal en coûtait huit.

La police a progressé dans l'enquête sur le meurtre de Jörgen Grundberg, 51 ans, au Grand Hôtel la nuit dernière. Elle suspecte Sibylla Forsenström, 32 ans, la femme dont nous parlions dans notre édition précédente, qui a été vue avec la victime dans la soirée de jeudi. Un mandat d'arrêt a été lancé contre elle. L'employé de service à la réception au cours de la nuit de jeudi vient en effet de signaler que c'est la victime elle-même qui a retenu la chambre de cette femme sous un nom qui s'est révélé faux. Elle a réussi à échapper au barrage de police le vendredi matin mais en laissant dans sa chambre un certain nombre d'indices, en particulier la perruque qu'elle portait au cours de la soirée. La police a également découvert une mallette qui, selon certaines sources, pourrait contenir l'arme du crime. Mais les enquêteurs ne veulent pas en dire plus, pour l'instant, sur la nature de celle-ci.

C'est grâce aux empreintes digitales trouvées sur cette mallette que la police a réussi à identifier Sibylla Forsenström. Elles figurent aussi sur la clé de la chambre de la victime et un verre retrouvé dans sa chambre à elle porte celles de la victime.

Cette femme est un mystère pour la police. Tout ce qu'on sait d'elle c'est que, en 1985, elle s'est enfuie de l'hôpital psychiatrique du sud de la Suède où elle suivait un traitement. Depuis cette date, elle n'a été en contact avec aucune autorité communale ou nationale et on ignore où elle a pu se trouver au cours des quatorze dernières années. Ses empreintes digitales figurent cependant au fichier national, à la suite d'un vol de voiture et d'un délit de conduite sans permis en 1984.

Elle a grandi dans un foyer aisé, dans une petite localité de l'est du Småland. Depuis qu'elle l'a quitté, on ignore son adresse et la police demande donc à toute personne possédant des informations sur son actuel lieu de résidence de se manifester auprès de ses services. Elle prévient aussi que cette femme risque d'être dangereuse, du fait d'un état fortement perturbé. L'agenda retrouvé dans la mallette oubliée est actuellement examiné par les services spécialisés de la police mais semble confirmer l'hypothèse d'un grave déséquilibre. On précise que la photo de Sibylla Forsenström qui a été rendue publique date de seize ans. L'employé qui lui a servi à dîner jeudi soir la décrit comme soignée et bien mise. Il va s'efforcer d'aider la police à dresser un portrait-robot de son apparence actuelle. On est prié de communiquer tout renseignement sur cette affaire en appelant le 08-4010040 ou en s'adressant au commissariat le plus proche.

Elle eut un mauvais goût dans la bouche. Il venait d'un endroit, au plus profond d'elle-même, où il y avait quelque chose qui avait compris ce que son cerveau refusait d'admettre. Ils étaient en train de s'emparer de sa vie. Une fois de plus.

Ce sentiment s'imposait à elle comme une connaissance redoutée, surgie du passé et restée tapie dans quelque recoin en attendant son heure. Tout revenait à la surface. Tout ce qu'elle était parvenue à oublier, à force d'obstination. Tout ce qu'elle avait réussi à laisser derrière elle.

Et voilà que c'était étalé dans le journal pour qu'elle-même et tous ceux qui en avaient envie puissent le lire.

Qu'est-ce qu'on avait dit, Sibylla, hein? On ne se refait pas. On savait bien comment ça se terminerait.

Elle serra le poing dans sa poche.

Était-ce sa faute si elle n'était pas faite pour cette société? Si elle n'avait jamais trouvé sa place. Pourtant, elle avait réussi à s'en tirer. Alors, qu'est-ce qu'ils voulaient d'autre? Elle survivait. Elle y était parvenue, en dépit de tout.

Ils avaient réduit en miettes son exploit. Ils avaient transformé ce qui faisait sa force en un cas de démence. Ils avaient fait d'une existence qui ne demandait rien à personne un cas de SDF en détresse.

Mais elle n'avait pas l'intention de les laisser faire.

À aucun prix.

Plus maintenant.

- Ce n'est pas moi.

Elle appelait depuis une cabine téléphonique de la gare centrale. Le silence se fit à l'autre bout du fil et c'est pourquoi elle répéta ce qu'elle venait de dire.

- Ce n'est pas moi qui l'ai tué.

- Qui ça?

- Jörgen Grundberg.

Nouveau silence.

- Pardon, mais qui est à l'appareil?

Elle regarda autour d'elle. C'était samedi et le hall grouillait de monde. Des gens qui partaient ou rentraient chez eux, qui prenaient congé les uns des autres ou se retrouvaient.

- C'est moi, Sibylla, celle que vous recherchez. Mais ce n'est pas moi qui l'ai tué.

Un homme tenant une mallette à la main vint se placer à un ou deux mètres d'elle. Il regarda sa montre-bracelet puis la dévisagea pour lui faire comprendre qu'il était pressé et qu'il aimerait bien qu'elle mette fin à la communication. Il y avait d'autres cabines autour d'eux, mais, comme elle n'avait pas manqué de le remarquer, c'était la seule qui ne fonctionnait pas avec une carte.

Elle tourna le dos.

- Où êtes-vous?

- Aucune importance. Je voulais seulement que vous sachiez que ce n'est pas moi qui...

Elle s'interrompit brusquement et tourna la tête. L'homme la regardait toujours avec autant d'impatience. Elle se détourna et baissa la voix.

- ...qui ai fait ça. Je n'ai rien d'autre à dire. Attendez une seconde.

Elle s'apprêtait à raccrocher mais s'interrompit dans son geste. Elle entendit la femme choisir ses mots, à l'autre bout du fil.

- Comment puis-je savoir que c'est bien à Sibylla que je parle?

- Quoi?

- Vous pouvez me donner votre numéro national d'identification?

Sibylla éclata presque de rire. Qu'est-ce que c'était que ce truc, bon sang?

- Mon numéro national d'identification?

- Oui. Vous n'êtes pas la première à nous appeler et à prétendre que vous êtes Sibylla. Comment savoir si vous dites la vérité?

Elle resta bouche bée de stupéfaction.

- Parce que Sibylla Forsenström, c'est moi. Mon numéro national, comme vous dites, ça fait si longtemps que je ne m'en suis pas servi que je l'ai oublié. Alors, je vous appelle pour vous dire de me fiche la paix et d'aller vous faire foutre.