Elle avait oublié l'homme derrière elle. Il se rappela à elle quand elle se retourna. Mais il fit semblant de ne pas la voir.
- Où êtes-vous?
Sibylla pouffa, en regardant l'appareil.
- T'occupe!
Elle appuya sur le support du combiné pour mettre fin à la communication. Puis elle le tendit à l'homme qui attendait, le visage anxieux.
- À toi de jouer.
Il écarta cette proposition de la main.
- Non, merci.
- Comment ça? T'étais plutôt pressé, y a un instant.
Un journal du soir dépassait de la poche de son manteau. Elle pouvait voir l'un de ses propres yeux et une partie de cette affreuse coiffure.
- Eh bien, tant pis.
Elle raccrocha le combiné. L'homme eut un sourire gêné et s'éloigna. Il ne fallait pas qu'elle s'attarde à cet endroit. Mieux valait qu'elle soit en colère plutôt que d'avoir peur. Mais il ne fallait pas que cela l'incite à la témérité.
À partir de maintenant, elle ne pourrait plus savoir qui connaissait son nom et pour quelle raison.
Mais comment ses parents avaient-ils pu l'affubler d'un prénom pareil, bon sang?
Il n'avait pas été difficile de trouver le chemin. Les journaux avaient fourni assez de détails sur la vie de Jörgen Grundberg pour qu'elle puisse se mettre à écrire les mémoires de sa victime supposée.
Le trajet jusqu'à Eskiltuna n'avait pas été bien long et elle avait passé le plus clair de son temps dans les toilettes. Lorsque le contrôleur eut vérifié tous les billets et déverrouillé la porte, elle sortit et alla s'asseoir dans le wagon. Personne ne parut s'aviser de son arrivée. Depuis qu'elle avait découvert que l'un des embouts de son fer à friser avait juste la taille et la forme qu'il fallait pour ouvrir les portes des toilettes des wagons de chemins de fer, elle s'offrait de temps en temps un petit voyage. Dès que le train était à quai, elle montait s'enfermer et n'avait plus qu'à attendre le départ. Une seule fois, un contrôleur l'avait découverte et forcée à descendre à Hallsberg. Mais aussi bien aller là qu'ailleurs, après tout...
Pour une raison ou pour une autre, elle se sentait beaucoup mieux. Peut-être parce qu'elle était bien décidée à reprendre le contrôle de la situation. Ou parce qu'elle avait consacré ses dernières couronnes à l'achat d'un hamburger.
La demeure des Grundberg était vaste et entourée d'un mur de un mètre de haut du même matériau blanc que celui de la façade. L'allée était bordée de lampes d'extérieur de style et menait à une porte d'entrée couleur acajou qui tranchait sur le noir de l'encadrement des fenêtres. Le toit était orné de la plus grande antenne parabolique qu'elle ait jamais vue.
Cela sentait le nouveau riche à plein nez.
Elle resta longtemps devant le mur, à hésiter. Pour ne pas éveiller les soupçons, elle fit une fois le tour du pâté de maisons, ce qui lui donna le temps de prendre sa décision. Puisqu'elle s'était donné la peine de faire le déplacement, autant entrer pour tenter d'obtenir une explication. Mais la décision était plus facile à prendre, surtout de l'autre côté du pâté de maisons, qu'à mettre en œuvre. Une fois revenue devant la vaste demeure, le courage lui manqua à nouveau. Les vitres sombres, entre les volets noirs, la dévisageaient comme des yeux hostiles et la voyaient hésiter.
La porte d'entrée s'ouvrit.
- Encore la presse?
Sibylla avala sa salive, avant de répondre:
- Non.
Elle poussa la grille et remonta l'allée sans regarder la femme debout dans l'embrasure de la porte. À mi-chemin des marches, elle passa devant un bassin décoré en son centre d'une statue romaine en marbre représentant une femme. Sans doute avec jet d'eau à la belle saison. Pour l'instant, elle avait l'air plutôt frigorifiée, la pauvre.
Sibylla couvrit les derniers mètres la séparant de la maison et s'arrêta au pied des marches du perron. Elle avala une nouvelle fois sa salive avant de lever les yeux et de regarder la femme qui se tenait devant elle.
- Vous désirez?
Elle avait l'air d'être pressée.
- Je vous prie de m'excuser de vous déranger, mais j'aimerais parler à Lena Grundberg.
- C'est moi, répondit cette femme dans la quarantaine, étonnamment bien conservée.
Sibylla hésita l'espace d'un instant. Elle ne savait pas au juste à quoi elle s'attendait. Elle s'était dit qu'elle pourrait se présenter comme le pasteur de service, un membre d'un groupe de soutien psychologique ou quelque chose comme cela. Elle avait lu dans le journal que ce genre de personnes allait facilement trouver la veuve éplorée pour tenter de la réconforter. Mais cette veuve-là avait l'air aussi peu ébranlée que la statue de marbre du bassin.
- De quoi s'agit-il? demanda-t-elle sur un ton qui n'était pas particulièrement aimable et semblait signifier qu'elle n'avait pas de temps à perdre.
Comme si elle avait été dérangée au milieu d'un film passionnant. Sibylla l'observa et examina rapidement situation. Il valait sans doute mieux tenter d'adopter profil bas.
- Je m'appelle Berit Svensson. Je sais que le moment n'est pas très bien choisi, mais... je viens vous demander votre aide.
Elle baissa timidement les yeux et, lorsqu'elle les releva, elle vit que la femme avait froncé les sourcils. Elle poursuivit:
- Je n'ai pas pu éviter de lire le journal et je... j'habite pas très loin d'ici et j'ai perdu, moi aussi, mon mari il y a six mois. Alors, j'aimerais parler quelques instants avec quelqu'un qui se trouve dans la même situation que moi et qui sait l'effet que cela fait.
La femme parut peser le pour et le contre. Elle n'avait pas l'air très décidée. Sibylla décida de l'aider un peu.
- Vous avez l'air d'une personne extrêmement forte et je pense que vous seriez vraiment en état de m'aider, si vous me permettiez d'entrer et de m'entretenir quelques instants avec vous.
Ce n'était même pas un mensonge et peut-être fut-il suffisant pour que la flatterie fasse son effet. La femme recula d'un pas et ouvrit la porte en grand.
- Entrez. Allons nous asseoir dans la salle de séjour.
Sibylla escalada les marches et pénétra dans le hall. Puis elle se pencha pour ôter ses chaussures (Coutume moins étrange qu'il ne paraît: à la mauvaise saison, en particulier, on évite ainsi de salir avec la neige ou la boue de ses semelles. (N.d.T.)). Elle se trouvait sur quelque chose qui ressemblait à un tapis de haute laine et, à côté, était placé un porte-parapluies imposant en métal vert sombre.
La porte entre le hall et la salle de séjour avait été remplacée par une baie arrondie. Lena Grundberg précéda Sibylla, qui ne put éviter de regarder autour d'elle en la suivant. Elle regretta de s'être maquillée, dans le train, et passa rapidement sa main sur sa bouche pour ôter une partie de son rouge à lèvres. La femme qui se trouvait devant elle était impeccablement maquillée et Sibylla sentit d'instinct que plus madame Grundberg se sentirait supérieure à sa visiteuse inattendue, mieux cela vaudrait.
Ce n'était pas la première fois qu'elle rencontrait ce genre de femme.
La salle de séjour était tellement dépourvue de goût qu'elle dut chercher attentivement quelque chose dont elle pût faire l'éloge. Elle finit par trouver un détail pas trop horrible.
- Vous avez un très beau poêle de faïence.
- Merci, dit Lena Grundberg en prenant place dans un fauteuil de cuir couleur sang de bœuf. Asseyez-vous, je vous en prie.
Sibylla s'assit sur le vaste canapé en cuir. Devant elle se trouvait une table basse au plateau en verre dont le pied était constitué par une autre statue de femme en marbre. Mais celle-ci était allongée sur le dos et supportait le plateau sur ses bras et jambes tendus.
- Jörgen importait du marbre, expliqua Lena Grundberg. Entre autres choses, ajouta-t-elle.