Elle parlait déjà au passé, sans sourciller.
Madame Grundberg parut lire ses pensées.
- Avant d'aller plus loin, je peux vous dire que notre ménage n'était pas particulièrement heureux. Nous étions en train de divorcer.
Sibylla se pénétra de cette information.
- Je suis désolée, dit-elle.
- C'est moi qui l'avais demandé.
- Ah bon. Très bien.
Il s'ensuivit quelques instants de silence. Sibylla ne savait plus très bien où elle en était. Qu'avait-elle pensé retirer d'une telle rencontre, au juste? Elle ne s'en souvenait plus.
- Depuis combien de temps êtes-vous veuve?
La question fut si subite qu'elle sursauta. Pour une raison ou pour une autre, elle regarda sa montre. Celle-ci s'était à nouveau arrêtée.
- Six mois et quatre jours, finit-elle par dire.
- De quoi est-il mort?
- Du cancer. En très peu de temps.
Lena Grundberg hocha la tête.
- Étiez-vous heureux?
Sibylla baissa le regard et contempla ses mains, satisfaite de n'avoir pas mis de vernis à ongles.
- Oui, très, répondit-elle à voix basse.
Nouveau silence.
- C'est tout de même étrange, dit madame Grundberg. Il n'y a guère plus d'un an, Jörgen était mourant pour cause d'insuffisance rénale. Il est resté plusieurs mois à l'hôpital. Or, les médecins venaient de lui signifier qu'il devrait bien se porter, à l'avenir, à condition de prendre régulièrement ses médicaments. Il avait conclu un nouveau bail avec la vie, en quelque sorte.
Elle secoua la tête.
- Et voilà qu'il se fait assassiner! Après tout ce mal. Je vais peut-être vous paraître cynique, mais je dirais que c'est bien de lui, ce qui est arrivé.
Sibylla eut du mal à dissimuler son étonnement.
- Que voulez-vous dire?
Madame Grundberg pouffa de mépris.
- Je veux parler de ses mains baladeuses. Il faut quand même être bête pour faire monter dans sa chambre la première venue. Et en plus, elle était laide, à ce qu'il paraît. Il suffit de regarder sa photo pour savoir qu'elle était prête à tout.
Ne nous affolons pas.
- Vous avez l'air bien amère, dit Sibylla en s'efforçant de conserver un ton assez neutre.
- Bah. Je trouve simplement qu'il aurait pu faire preuve d'un peu plus de goût. En fait, cela aurait été plus facile à supporter s'il avait choisi une femme qui...
Soudain, la voix lui manqua. Elle dissimula son visage dans ses mains et se mit à sangloter.
Incroyable. L'une de ces femmes de marbre avait donc des sentiments. Par-dessous tout le maquillage.
Sibylla médita ce que madame Grundberg venait de dire. Elle regrettait presque de ne pas avoir laissé monsieur Grundberg pénétrer dans sa chambre. Par compassion.
- Une femme dans votre genre?
Elle dut faire effort pour ne pas dévoiler ses sentiments. Lena Grundberg s'aperçut du changement intervenu dans son attitude et parut tenter de se reprendre. La bouche ouverte, elle s'efforça d'essuyer les larmes qui coulaient de ses yeux, pour ne pas que son maquillage en souffre.
- Oui, en fait, j'aurais préféré cela.
Sibylla la regarda. C'était un genre de femme qu'elle n'avait jamais rencontré.
- Pourquoi cela?
Sa curiosité avait été piquée.
- C'était pourtant vous qui vouliez divorcer, poursuivit-elle.
Madame Grundberg était redevenue elle-même et elle se pencha en arrière sur son affreux fauteuil.
- Je comprends que cela peut paraître égoïste, mais c'est humiliant de savoir qu'on est remplacée par n'importe qui. Voire par la première putain venue, qui drague dans les hôtels. Quel mauvais goût!
Mais enfin, regarde autour de toi. Mon sac à dos est bien plus beau à voir que cette espèce de tanière dans laquelle tu vis. Ne viens pas me parler de bon goût.
Sibylla avala sa salive à deux reprises.
- Comment savez-vous que c'était une putain?
Madame Grundberg pouffa de mépris.
- Il n'y a qu'à la regarder! Ça se voit sur elle, non?
Elle se pencha et ramassa un journal du soir qui traînait sur le sol. Elle le tendit à Sibylla, qui jeta un regard rapide à son propre visage. La seule ressemblance notable était le nez.
- Comment la police est-elle sûre que c'est cette femme qui l'a tué?
Lena Grundberg laissa retomber le journal.
- Ils sont montés ensemble et, le lendemain matin, elle avait disparu. Si ce n'est pas une preuve... Sans parler de ses empreintes digitales qu'on a retrouvées un peu partout. Même sur la clé de la chambre de Jörgen.
- Mais... et si ce n'était pas elle? Êtes-vous sûre qu'il n'a pas d'ennemis... en Lettonie ou en Lituanie?
Prenant soudain conscience de ce qu'elle disait, elle masqua la fin de sa phrase derrière une quinte de toux simulée et continua à tousser pendant un bon moment pour couvrir sa bévue. Lena Grundberg se leva et alla chercher un verre d'eau.
- Merci, dit-elle. Excusez-moi, mais j'ai de l'asthme.
Madame Grundberg hocha la tête et retourna s'asseoir dans son fauteuil.
- Pas de quoi... disiez-vous?
- Pardon?
- Comment je peux être sûre qu'il n'a pas de... disiez-vous.
- D'ennemis... Ou quelque chose comme ça.
Lena Grundberg la regarda. Le moment était sans doute venu de prendre congé. Elle était déjà en train de se lever lorsque la femme qui se trouvait devant elle pouffa une nouvelle fois de mépris.
- Sibylla!
Sibylla sursauta comme sous l'effet d'une gifle. Leurs regards se croisèrent. Sibylla resta assise et avala une fois de plus sa salive.
- Rien que ce prénom... s'exclama madame Grundberg. Comment un être normal pourrait-il s'appeler ainsi?
Sibylla s'efforça de masquer son trouble. L'espace d'un instant, elle avait eu peur.
- En effet, on peut se le demander, dit-elle avec un sourire mielleux. Sa seule excuse, c'est qu'elle ne l'a pas choisi elle-même.
Lena Grundberg pouffa une fois de plus.
Sibylla ne tenait plus en place. Madame Grundberg n'était pas une compagnie particulièrement agréable, mais, après s'être donné le mal de venir jusque-là, il serait stupide de ne pas tenter d'obtenir d'elle le maximum d'informations.
- Comment est-il mort?
L'autre femme se racla la gorge.
- Il a eu la gorge tranchée. Ensuite, elle lui a ouvert le corps et a répandu ses entrailles sur le plancher.
On aurait dit qu'elle était en train de donner une recette de gâteau.
Sibylla sentit qu'elle commençait à se trouver mal et qu'elle avait besoin d'air. Elle se leva.
- Il faut que je m'en aille.
Madame veuve Grundberg ne bougea pas de son fauteuil.
- J'ai l'impression de n'avoir pas répondu à votre attente.
Pour une fois, elle n'eut pas à mentir.
- Non, pas vraiment.
Madame Grundberg hocha la tête et baissa le regard.
- Chacun prend les choses à sa façon. Ce fut au tour de Sibylla de hocher la tête.
- Oui, naturellement... Eh bien, merci de m'avoir reçue.
Elle passa dans le hall et remit ses chaussures. Lena Grundberg ne bougea pas de son fauteuil et, sans qu'aucune autre parole ne soit échangée, Sibylla ouvrit la porte d'entrée et quitta la maison.
Ce furent ses promenades qui la sauvèrent. Elles lui fournirent l'occasion de sortir de la maison et l'aidèrent à faire le ménage dans ses pensées confuses d'adolescente. Elle fréquentait surtout la périphérie de la localité, évitant le kiosque du centre, lieu de rendez-vous universel. Sibylla, elle, ne voulait rencontrer personne. Cela faisait longtemps qu'elle ne fréquentait plus ses camarades de classe, sauf lorsqu'elle ne pouvait faire autrement. C'était le cas à l'école et cela suffisait amplement.
À la sortie de la ville se trouvait le local de l'Association des jeunes amateurs d'automobiles, immeuble de deux étages assez décrépit comprenant un garage au rez-de-chaussée. Ce n'était pas un hasard s'il était situé un peu à l'écart du reste; c'était aussi, pour ces jeunes, une façon de prendre leurs distances avec les autres habitants.