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Elle ne s'était jamais beaucoup intéressée aux singes et désirait avoir affaire aussi peu que possible au meurtre du Grand Hôtel. Pourtant, elle se retrouva, peu après, sur un banc le long de Strömkajen. Le dos tourné à l'eau et la façade du Grand Hôtel devant le nez.

L'endroit avait retrouvé son aspect habituel, maintenant que les barrières avaient été ôtées. L'hôtel était comme trois jours auparavant, lorsqu'elle en avait franchi les portes sans se douter de ce qui l'attendait. Une limousine était parquée à l'extérieur et le portier et le chauffeur étaient en train de bavarder.

- T'es en train de méditer sur tes péchés?

Elle sursauta comme si quelqu'un l'avait frappée. Derrière elle se tenait Heino, avec tout son attirail. Quelque part sous ces sacs de plastique contenant des canettes en métal, elle savait que se dissimulait un vieux vélo rouillé. Elle était présente lorsqu'il l'avait déniché, mais tout ce qu'on en voyait pour l'instant, c'étaient les roues.

- Mon Dieu, tu m'as fait peur!

Il eut un petit rire et s'assit près d'elle. L'odeur de crasse qui émanait de lui ne tarda pas à l'emporter sur les autres. Elle s'écarta légèrement, mais discrètement, aussi.

Il leva les yeux vers la façade de l'hôtel.

- C'est toi qu'as fait ça?

Sibylla le regarda. Les nouvelles allaient vite. Car elle ne pouvait pas croire que Heino lisait le journal.

- Non.

Heino hocha la tête. Terminé sur ce sujet.

- T'as pas quelque chose?

Elle secoua la tête.

- Rien à boire. Mais je peux te donner un petit pain, si tu veux.

Il frotta ses paumes noires de crasse l'une contre l'autre et lui adressa un grand sourire d'acceptation.

- C'est pas de refus.

Elle ouvrit son sac à dos, dans lequel elle avait fourré ce qu'elle n'avait pas mangé lors du petit déjeuner et il se mit à dévorer.

- Avec un petit coup à boire, ça s'rait parfait.

Elle lui sourit. Le petit pain offrait une certaine résistance aux rares dents qui lui restaient. Elle aurait aimé avoir quelque chose à lui donner pour étancher sa soif.

Deux dames des quartiers chic, tirant chacune un petit toutou recouvert d'un tissu écossais, approchèrent. En voyant Heino, l'une glissa quelque chose à l'oreille de son amie et elles pressèrent le pas. Il les regarda et, au moment où elles passaient devant lui, il se leva.

- Bonjour, mesdames. Vous en voulez une bouchée? dit-il en leur tendant le reste de son petit pain.

Elles firent semblant de ne pas entendre et parurent ne pas savoir quoi faire pour s'éloigner le plus vite possible sans s'abaisser jusqu'à courir.

Sibylla sourit et Heino se rassit.

- Attention, leur cria-t-il. Vous avez un rat sur les talons!

Les deux dames se hâtèrent de gagner les marches du Musée national et, une fois là, se retournèrent pour s'assurer qu'il ne les suivait pas. Elles laissèrent alors libre cours à leur indignation. Une voiture de police arriva de Skeppsholmen. Au mouvement qu'elles esquissèrent, Sibylla vit qu'elles allaient l'arrêter. Son cœur se mit à battre.

- Il faut que je te demande un service, Heino, dit-elle.

La voiture s'était arrêtée et les deux dames montraient leur banc du doigt.

- Tu ne me connais pas.

Heino la regarda. La voiture de police s'était remise en mouvement.

- Si, je te connais bien, Sibylla, t'es la reine du Småland.

Elle regarda droit devant elle en poursuivant:

- Non, Heino. Sois gentil. Fais semblant de ne pas me connaître.

La voiture de police vint s'arrêter juste devant eux et les deux agents en descendirent, laissant le moteur tourner à vide. Un homme et une femme. Heino les regarda et enfourna la dernière bouchée de son petit pain.

- Salut, Heino. Alors, on importune les dames?

Heino tourna la tête et écarquilla les yeux en direction des deux femmes, qui étaient toujours devant les marches du Musée national. Sibylla plongea le regard dans son sac à dos, dans l'espoir de ne pas avoir à affronter celui des policiers.

- Pas du tout. Je suis en train de manger un petit pain.

- Eh bien, c'est parfait, Heino. Continue.

Heino ferma la bouche et continua à mâcher, en pouffant d'un air ironique.

- C'est facile à dire, pour vous.

Sibylla se mit à fouiller dans une des poches de son sac à dos.

- Il ne vous a pas importunée, vous?

Sibylla se rendit compte que cela s'adressait à elle. Elle leva les yeux, mais en faisant semblant d'avoir quelque chose dans l'un de ceux-ci.

- Moi? Non. Absolument pas.

Elle ouvrit un autre compartiment de son sac et se mit à fouiller à l'intérieur.

- Je n'importune pas les reines, moi, dit Heino avec emphase. Surtout pas les reines du Småland.

Sibylla ferma les yeux en gardant la tête penchée sur son sac à dos.

- Eh bien, c'est parfait, Heino, dit la femme. Continue à bien te tenir.

C'est avec soulagement que Sibylla entendit les deux agents tourner les talons et regagner leur voiture. Elle osa alors lever les yeux et vit l'homme poser la main sur la poignée de la portière.

- On n'a pas idée de s'en prendre à un honnête citoyen qu'est en train de manger paisiblement un petit pain sur un banc. Est-ce que c'est ma faute, à moi, si ces bonnes femmes promènent leur espèce de rat? Hein? Est-ce que c'est ma faute?

- Ta gueule, siffla Sibylla.

Mais Heino commençait à s'exciter. Les deux agents s'étaient arrêtés et à nouveau tournés vers eux.

- Je vais vous dire une chose, moi. Le 23 septembre 1885, par exemple, vous auriez pu vous rendre utiles, ici.

Le policier de sexe masculin revint vers eux, alors que la femme était déjà montée à bord de la voiture, Sibylla se mit à refermer son sac à dos. Il était grand temps de filer. Heino se leva et désigna la façade du Grand Hôtel.

- Elle était là, sur le balcon.

Sibylla s'arrêta dans son geste.

- Y avait du monde partout, jusqu'à Kungsträdgarden. Ils voulaient tous l'entendre chanter.

Sibylla le regarda avec de grands yeux et le policier fut intrigué.

- Qui est-ce qui chantait?

Heino poussa un soupir et tendit ses paumes noires en geste de désespoir.

- Christina Nilsson, pardi. Le rossignol du Småland.

Il observa une courte pause, satisfait de son petit effet. La femme commençait à s'impatienter, dans la voiture. Elle se pencha par-dessus le siège du conducteur, baissa la vitre et appela:

- Janne!

- Attends une seconde.

Heino hocha la tête, aux anges.

- Ils étaient plus de quarante mille, hommes et femmes, pour l'entendre chanter. C'était noir de monde, ici. Y en avait qu'étaient grimpés sur les voitures et sur les réverbères - et pourtant on aurait entendu une mouche voler. Vous savez qu'on l'a entendue jusque sur Skeppsbron? Oui, là-bas, en face. À cette époque, les gens savaient tenir leur gueule.

- Allez, viens, Janne.

Mais l'homme semblait curieux de ce que disait Heino. Tout ce que pouvait faire Sibylla, c'était rester tranquille et attendre que cela se termine. Elle jeta un coup d'œil en direction du Musée national et vit que les deux dames avaient disparu. Heino pointa un doigt en l'air. Ce simple geste répandit une nouvelle bouffée malodorante qui amena Sibylla à retenir sa respiration.