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- Mais dès qu'elle a eu fini de chanter, ils se sont tous mis à applaudir comme des fous et alors y a quelqu'un qu'a crié que les échafaudages de la maison Palmgren étaient en train de s'effondrer, là-bas. Elle était en construction, à l'époque. Ça a été une panique pas possible. Y a seize femmes et deux enfants qui sont morts d'avoir été piétines. Sans compter la centaine qu'il a fallu emmener à l'hôpital.

Heino conclut son récit par un signe de tête appuyé.

- Vous auriez été plus utiles ce jour-là qu'aujourd'hui. Ils seraient p't-être encore vivants. Au lieu de venir vous en prendre à moi, parce que je mange un petit pain.

L'agent répondant au nom de Janne eut un sourire bonasse.

- T'as raison, Heino. Allez, prends soin de toi.

Cette fois, il eut le temps de remonter dans sa voiture et de démarrer avant que Heino ne trouve autre chose à dire.

Sibylla le dévisagea en secouant la tête.

- Comment est-ce que tu sais tout ça?

Heino pouffa.

- On a de l'éducation. Malgré la crasse.

Il s'était levé et avait fait faire demi-tour à son attelage pour aller continuer la chasse aux canettes dans Kungsträdgarden.

- Merci pour le petit pain.

Sibylla inclina la tête avec un sourire. Heino s'éloigna. Elle leva les yeux vers le balcon sur lequel Christina Nilsson s'était tenue, cent quinze ans auparavant. Aujourd'hui, avec le vacarme de la circulation, personne n'aurait pu l'entendre.

Elle tourna la tête et vit Heino disparaître, au loin. L'espace d'une seconde, elle fut tentée de se lever et de courir après lui. Pour ne plus être seule. Mais ce n'était pas possible.

Elle resta assise sur ce banc.

Il valait mieux qu'elle ne se montre pas trop, tant que ce remue-ménage ne serait pas calmé.

Comme d'habitude, quoi.

Presque tous les après-midi, après ce premier tour en voiture, elle s'arrêta un moment pour voir Micke. Elle resta de plus en plus longtemps et, pour finir, elle renonça à ses promenades et se rendit tout droit à la maison de l'association. Elle fit la connaissance des autres membres, tous des garçons de l'âge de Micke, et, pour la première fois, elle eut l'impression qu'on voulait bien d'elle quelque part. C'était Micke qui l'avait introduite et cela suffisait aux autres, ils n'avaient pas besoin d'en savoir plus sur elle. Ils ne semblaient même pas se soucier qu'elle soit la fille des Forsenström.

Mais le mieux, c'était quand ils étaient seuls, tous les deux, dans le garage. Micke n'était plus le même, alors, et il lui apprenait tout ce qu'il savait sur les moteurs et les voitures. Parfois, il l'emmenait faire un tour et, quand il était vraiment de bonne humeur, il la laissait conduire un peu sur une route de forêt. La première fois, elle était assise sur ses genoux. Elle sentit ses cuisses sous les siennes et son ventre contre ses fesses. Cela lui fit un drôle d'effet. C'était à la fois chaud et excitant. Et il avait posé ses mains sur les siennes, sur le volant.

C'est après cette fois-là qu'elle avait écrit son nom sous la chaise de son bureau, dans sa chambre. Son secret. Un secret qui lui conférait une force étrange. Cela se voyait peut-être sur elle - ou alors c'était elle qui n'entendait plus; toujours est-il que les moqueries cessèrent et que l'existence lui fut plus facile.

Elle n'attendait qu'une seule chose, toute la journée: le moment de le revoir. Son odeur, quand il était près d'elle pour lui montrer un détail, sous le capot. Elle admirait cette somme de connaissances et elle aimait voir ses mains caresser les différentes parties du moteur.

Elle ne désirait qu'une seule chose: être avec lui, seule avec lui.

Comme lui.

Après les vacances, elle était entrée au lycée et, pour cela, elle devait se rendre à Vetlanda. S'il n'avait tenu qu'à elle, elle aurait choisi la section Mécanique automobile, au lycée technique. Mais elle s'était gardée de le dire à quelqu'un d'autre qu'à Micke. Surtout pas à sa mère, bien entendu. Celle-ci estimait qu'elle devait opter pour la section Sciences économiques afin de pouvoir, par la suite, entrer dans l'entreprise familiale. En plus, c'était chic.

Naturellement, sa mère avait imposé sa volonté.

Quand Micke avait l'occasion de venir à Vetlanda, il passait la chercher à la sortie du lycée. Elle faisait exprès de manquer le bus de ramassage et, très fière et vibrante de joie, allait discrètement le retrouver dans sa De Soto, à quelques pâtés de maisons du lycée. Elle se blottissait sur le siège du passager et se laissait ramener à Hultaryd, à quarante kilomètres de là. Mais jamais à la maison. Elle se faisait toujours déposer à bonne distance.

Une fois, sur le chemin du retour, il s'était engagé sur une route de forêt. Elle l'avait regardé du coin de l'œil mais il ne quittait pas la route des yeux. Ils ne disaient rien, ni l'un ni l'autre.

Il avait arrêté la voiture, ils étaient descendus et s'étaient regardés. Puis elle s'était abandonnée à lui avec un sentiment de bonheur complet et d'être celle qu'il avait choisie.

Il l'avait prise, doucement, sur la couverture à carreaux.

Elle était toute à lui. Il était tout à elle.

Elle l'avait observé à la dérobée, se demandant quel plaisir elle pouvait lui procurer. Il était comme absorbé par sa présence, toutes ses pensées étaient concentrées sur elle, son corps était en extase devant le sien, devant elle.

Ils ne faisaient plus qu'un.

Elle aurait donné n'importe quoi pour une seconde de ce sentiment d'intimité.

N'importe quoi.

Les pommes de terre formaient une boule dans sa bouche. Ses parents mangeaient en silence.

Cette attente insupportable.

Impossible d'avaler.

Deux fourchettes dans la même main. Trois.

La table qui dansait.

Faut que j'avale.

Cette peur qui lui serrait le ventre.

Avale, bon sang. Avale! N'aggrave pas les choses.

Pardonnez-moi. Pardon. Dites-moi ce qu'il faut que je fasse pour qu'on me pardonne mais ne me faites plus attendre.

Je ferais n'importe quoi pour que vous me pardonniez.

N'importe quoi.

Béatrice Forsenström posa son couteau et sa fourchette et c'est sans regarder Sibylla qu'elle creusa l'abîme qui s'ouvrit sous ses pieds, au moyen d'une simple remarque.

- J'ai entendu dire que tu montais dans des voitures de voyous.

C'est une femme promenant un bouledogue qui la sauva. Sibylla la vit gesticuler, au coin de Gräsgatan, d'où partait l'allée conduisant aux jardins ouvriers d'Eriksdal. Ce n'est qu'en approchant d'elle qu'elle vit l'écouteur noir dans son oreille et le fil le reliant au téléphone portable et qui, d'après les dernières découvertes, permettait d'empêcher que l'utilisateur ait le cerveau en grande partie détruit par les rayons émis par l'appareil. Elle avait lu cela dans les journaux.

- C'est un véritable scandale!

Sibylla ralentit et prêta l'oreille. Le bouledogue s'était assis et regardait attentivement sa maîtresse exprimer sa révolte.

- On n'est quand même pas dans un État policier, bon sang. Je me fiche pas mal de savoir qui vous recherchez. Je suis suédoise et je prétends avoir le droit de me promener où je veux sans me retrouver soudain avec un pistolet braqué sur la figure. C'est révoltant!

Sibylla s'arrêta près d'elle.

- Non, je n'ai pas l'intention de me calmer. Je veux déposer plainte. Ils ne se sont même pas excusés et il a fallu que je montre mes papiers pour qu'ils me laissent passer. C'est un véritable scandale!

La femme se tut et prêta une seconde l'oreille à ce que disait son correspondant, à l'autre bout du fil. Elle jeta un coup d'œil à Sibylla, au passage, et celle-ci se dépêcha de détourner le visage.

- Oui... Non, je refuse. Si vous n'acceptez pas ma plainte, je vais appeler un autre commissariat.