Un instant de silence dont Sibylla tenta de jouir pleinement.
- Et qu'est-ce qu'il fait, à Hultaryd? Je suppose qu'il a un métier.
Sibylla hocha la tête.
- Il est mécanicien. Il est incollable dans son domaine.
- Ah bon.
Ses parents se regardèrent à nouveau. Les élastiques verts et rouges qui les reliaient semblaient ne faire que croître en nombre. Mais ils n'avaient plus de visage. Sibylla baissa les yeux vers la table.
- Nous ne voulons pas que notre fille se promène dans une voiture de voyou.
C'est ainsi qu'ils qualifiaient une De Soto Firedome modèle 59.
- Nous ne voulons pas que tu fréquentes qui que ce soit parmi ce genre de garçons.
Sibylla eut l'impression que sa tête pesait soudain du plomb et se mettait à tomber de côté sans qu'elle puisse la retenir.
- C'est mes copains.
- Tiens-toi bien, quand on te parle!
Sa tête se redressa automatiquement mais son cou n'avait plus la force de la tenir droite. Elle retomba en arrière et alla cogner contre le dossier de sa chaise.
- Mais enfin, Sibylla, qu'est-ce qui te prend? Qu'est-ce qui se passe?
Sa mère s'était levée de table et, du coin de l'œil, Sibylla la vit s'approcher d'elle. Sa tête était comme collée au dossier de la chaise. Au moment où sa mère arriva près d'elle, elle sentit que sa tête glissait sur le côté et que son corps la suivait dans sa chute.
- Sibylla? Comment ça va, Sibylla?
Elle était allongée sur quelque chose de moelleux et c'était la voix de sa mère qu'elle entendait. Quelque chose de froid et d'humide était posé sur son front et elle ouvrit les yeux. Elle était couchée dans son lit et sa mère était assise sur le bord de celui-ci. Son père était debout au milieu de la pièce.
- Tu nous as fait peur, ma petite.
Sibylla regarda sa mère.
- Pardon.
- On parlera de ça plus tard.
Henry Forsenström s'approcha du lit.
- Comment vas-tu? Veux-tu qu'on appelle le docteur Wallgren?
Sibylla secoua la tête. Son père hocha la sienne pour signifier qu'il avait compris et quitta sa chambre. Sibylla regarda sa mère.
- Je veux dire: pardon de m'être évanouie.
Béatrice ôta la compresse de son front.
- On ne peut rien à ce genre de chose, Sibylla, et il n'y a pas de quoi demander pardon. Mais, pour le reste de ce que nous disions, il en sera comme ton père et moi t'avons dit. Il ne faut plus que tu ailles là-bas.
Sibylla sentit qu'elle était sur le point de se mettre à pleurer.
- Sois gentille, maman.
- Inutile de nous faire une scène. C'est pour ton propre bien, tu le sais.
- Mais ce sont mes seuls amis.
Sa mère se redressa. Sibylla sentit que sa patience était à bout et qu'il n'était pas question de discuter.
Pas plus que d'autre chose, d'ailleurs.
Une bonne douche, en paix, était pour elle la meilleure façon de retrouver le goût de vivre.
Mais, cette fois-là, elle ne servit à rien.
En sortant de la douche et en s'essuyant, elle se sentit encore plus découragée qu'auparavant. Comme si l'espoir avait été évacué avec l'eau sale.
Elle essora sa culotte maintenant propre et gagna la buanderie, de l'autre côté du couloir. La clé y donnait également accès. Elle plaça sa culotte et sa serviette dans un séchoir qu'elle mit en marche et s'enferma ensuite dans la douche pour s'occuper de sa nouvelle coiffure.
Elle coupa ses cheveux, qui lui arrivaient aux épaules, et ils tombèrent sur le sol. Elle eut du mal à les égaliser sur la nuque et elle comprit que, plus elle les raccourcirait, plus elle aurait de difficultés à faire son petit numéro de charme pour se procurer une nuit gratuite à l'hôtel, à l'avenir.
Mais, en fait, cette possibilité n'existait déjà plus.
Elle suivit les instructions figurant sur le flacon de teinture et appliqua le produit sur ce qui lui restait de cheveux. Une fois que ce fut terminé, elle eut l'air d'une punk brune ayant légèrement dépassé l'âge.
Uno Hjelm lui-même ne la reconnaîtrait pas.
Elle prit soin de bien nettoyer derrière elle. C'était un point d'honneur parmi les rares personnes ayant le privilège de connaître cet établissement de luxe clandestin, car la moindre trace de leur passage pourrait inciter les locataires à cacher la clé à un autre endroit.
Une fois qu'elle eut terminé et fut rhabillée, elle s'assit sur le siège de toilette pour attendre que sa petite lessive soit sèche. Le journal était posé à l'envers sur le sol, devant elle. Elle n'avait pas encore eu le courage de le lire et avait fait tout son possible pour retarder au maximum ce moment. Mais elle ne pouvait plus reculer, maintenant. Elle prit sa respiration, se pencha en avant et prit le journal.
Pages 6, 7, 8 et pages du milieu.
Sibylla Forsenström, 32 ans, déjà recherchée depuis avant-hier pour le meurtre de Jörgen Grundberg au Grand Hôtel, a commis hier après-midi un nouvel assassinat empreint de sauvagerie. Un homme de 63 ans a été tué, vers 15 h dimanche après-midi, dans sa maison de campagne, au nord de Västervik. Il était seul chez lui et dormait probablement lorsqu'il a été frappé. Les circonstances de ce drame sont identiques à celles du meurtre commis au Grand Hôtel, mais la police refuse d'en dire plus pour ne pas gêner l'enquête. Il semble pourtant qu'il s'agisse de véritables exécutions. Les deux corps ont été sauvagement profanés et des organes ont été prélevés sur eux, mais la police refuse de préciser lesquels. Les enquêteurs ont donc de bonnes raisons de suspecter Sibylla Forsenström de meurtre et de profanation de cadavre. On ignore encore le mobile de ces crimes, mais il semble que les victimes aient été choisies au hasard.
Elle n'eut pas le courage d'en lire plus et tourna la page. La première chose qu'elle vit alors fut un dessin représentant son propre visage et lui ressemblant à un point qui avait tout pour l'inquiéter. Apparemment, le serveur avait bonne mémoire et Hjelm avait pu compléter ses dires en ce qui concernait ses cheveux, puisqu'il l'avait vue sans perruque, lui.
Mais cela n'allait plus servir à grand-chose.
Bon sang de bordel de merde.
Comment était-ce possible?
La police ne dispose toujours d'aucune piste en ce qui concerne Sibylla Forsenström, mais elle s'efforce d'obtenir des renseignements parmi les marginaux de Stockholm. Elle a recueilli divers témoignages selon lesquels la jeune femme aurait été vue à la gare centrale de la capitale, entre autres endroits, ainsi que près de jardins ouvriers du quartier de Söderhamn. Après le meurtre de Västervik, un mandat d'arrêt national a été lancé contre elle. D'après une source non confirmée, elle aurait déposé, près des cadavres, un message à caractère religieux dans lequel elle revendiquerait la responsabilité de ces meurtres. Mais on ignore toujours le mobile de ces actes.
Elle dut se lever pour vomir dans le lavabo. Comment diable un peu de teinture pourrait-il lui permettre d'échapper au filet, alors que toute la police de Suède était maintenant à ses trousses et la soupçonnait non seulement d'être une meurtrière, mais également de dépecer les cadavres?
Son corps était encore agité de soubresauts, bien qu'elle n'eût plus rien à vomir. Elle tenta de boire un peu d'eau. Mais, au même moment, on frappa à la porte.
- Vous avez bientôt fini?
Elle se regarda dans la glace. Son visage était couleur de cendre et ses mèches noires se dressaient sur sa tête. Jamais elle n'avait autant ressemblé à une droguée.
- Je suis sous la douche.
Elle ferma les yeux et pria Dieu que l'homme qui se trouvait à l'extérieur se contente de cette réponse et aille prendre sa douche dans la cabine d'à côté. Mais pourquoi changerait-il d'avis?
- Si vous voulez bien vous dépêcher. L'autre cabine est occupée, elle aussi.