- On va aller à Västervik.
Elle écarquilla les yeux.
- Tu blagues?
- Non. J'ai téléphoné pour savoir. Y a un bus qui part dans une demi-heure. Ça coûte 466 couronnes aller et retour. Je te les prête, si tu veux. On sera là-bas à cinq heures moins vingt et on aura deux heures vingt sur place, avant le retour.
Elle secoua la tête.
- T'es complètement dingue.
- On sera revenus à onze heures et quart.
Elle utilisa l'argument du désespoir.
- Mais il faut que tu sois rentré pour dix heures.
- Non. Parce que je vais au ciné. J'ai téléphoné à mon père pour le prévenir.
Le paysage défilait de l'autre côté de la vitre. Södertälje. Nyköping. Norrköping. Söderköping. Patrik était plongé dans les renseignements qu'il avait dérobés à la police, comme s'il pensait y trouver un indice quelconque. Sibylla, elle, regardait surtout par la fenêtre.
Elle avait payé elle-même sa place. Elle était allée aux toilettes, dans le hall de la gare routière et avait sorti un billet de mille couronnes de sa pochette. Quand elle était revenue, Patrik avait acheté deux sacs de chips et une bouteille de deux litres de boisson fraîche, comme provisions de route. Il avait écarquillé les yeux quand il avait vu le billet avec lequel elle acquittait le prix du voyage.
Mais il n'avait pas posé de question.
C'était parfait.
- Pourquoi est-ce que tu fais ça, au juste?
Il haussa légèrement les épaules.
- C'est fendard.
Elle n'avait pas l'intention de se satisfaire de cette réponse.
- Non: sérieusement. Tu n'as pas de copain plus drôle à fréquenter qu'une bonne femme de trente-deux ans?
- T'es pas plus vieille que ça? ricana-t-il.
Elle ne répondit pas. Il avait sûrement lu son âge dans le journal à plusieurs reprises. Elle continua à l'observer et il finit par replier ses papiers et les fourrer dans sa poche intérieure.
- Je pige pas ce que les gens ont à reprocher à aimer être seul. Mon vieux et ma vieille, ils arrêtent pas de me le reprocher. J'y peux rien, moi, si j'aime pas le hockey ou le foot. Je me fous pas mal si c'est AIK ou Djurgarden qu'est champion de Suède.
Elle secoua la tête pour mettre un terme à cette diatribe.
- Bon, bon. Je me demandais seulement.
Elle se mit à nouveau à regarder par la fenêtre et il retourna à ses papiers.
Sören Strömberg, 7-2-1936 4639.
Ils se rendaient chez la famille de cet homme. Sibylla se souvenait encore de la visite qu'elle avait rendue à Lena Grundberg. Elle était pleine de confiance et de courage, alors.
Les choses avaient bien changé, depuis.
Le car était à l'heure et, à cinq heures moins vingt-cinq, ils étaient à Västervik. Patrik se dirigea aussitôt vers le kiosque à journaux et demanda où se trouvait Sivertsgatan, où habitait jadis Sören Strömberg. Sibylla vit la vendeuse lui montrer de la main et lui expliquer le chemin.
Ce n'était pas loin. Ils n'en eurent pas pour plus de cinq minutes.
Plus ils approchaient, plus elle se sentait mal. Patrik marchait légèrement devant elle. Il n'avait peur de rien et on aurait dit qu'il se rendait, plein d'enthousiasme, à un bon dîner attendu depuis longtemps.
La maison avait deux étages et un toit mansardé. Alors que c'était encore à la mode, quelqu'un avait eu le mauvais goût de recouvrir la façade de matériau isolant. Au milieu, devant la porte, la même personne, sans doute, avait recouvert le perron d'une petite véranda de plastique dur de couleur verte, ce qui avait porté le coup de grâce au charme de la maison.
Ils s'arrêtèrent devant la barrière et se regardèrent. Sibylla secoua la tête d'un air découragé, pour signifier à Patrik qu'elle trouvait que c'était une très mauvaise idée. Ceci le décida. Il ouvrit la barrière et se dirigea vers la porte d'entrée.
Elle le suivit, non sans un soupir. Elle ne pouvait pas rester où elle était, de toute façon.
- Qu'est-ce que tu vas dire? lui demanda-t-elle à voix basse.
Il n'eut pas le temps de répondre. À l'étage supérieur de la maison voisine, une fenêtre s'ouvrit et une femme d'un certain âge passa la tête.
- Vous venez voir Gunvor?
Ils se regardèrent.
- Oui, répondirent-ils d'une seule voix.
- Elle est dans sa maison de campagne. À Segersvik. Y a une commission à lui faire?
Patrik approcha de la limite du terrain de la voisine.
- C'est loin d'ici?
- Une vingtaine de kilomètres. Vous êtes en voiture?
- Oui, répondit Patrik sans hésiter.
- Alors, c'est sur la vieille route de Gamleby, celle qui passe par Piperskärr. C'est à une dizaine de kilomètres de là. Je crois qu'il y a un panneau indicateur.
- Merci de votre aide.
Il tourna le dos à la femme, la privant ainsi de toute possibilité de lui poser d'autres questions. Ils retournèrent à la barrière et, en la franchissant, ils entendirent la voisine refermer sa fenêtre.
- C'est là qu'il a été assassiné, dit-il à voix basse. C'était marqué dans le journal qu'il a été tué dans sa maison de campagne.
Ils s'éloignèrent du champ de vision de la voisine. Au bout de la rue, Sibylla s'arrêta.
- Qu'est-ce qu'on fait? On ne va pas avoir le temps d'y aller, si on veut revenir par le car.
- On prend un taxi.
Elle fronça les sourcils.
- J'ai de l'argent, expliqua-t-il.
Elle ne fut pas satisfaite de cette réponse.
- Comment se fait-il que tu aies tellement d'argent? Ce n'est pas très courant, à ton âge, hein?
Il ne répondit pas et baissa les yeux.
- Merde. Me dis pas que tu l'as volé.
- Non. Emprunté.
- À qui?
Il se remit à marcher en direction de la gare routière, où ils avaient vu qu'il y avait une station de taxis. Sibylla ne bougea pas.
- Je ne ferai pas un pas tant que tu ne m'auras pas dit à qui tu l'as fauché.
Il s'arrêta et se retourna.
- Je l'ai emprunté à la maison. Sur l'argent des commissions. T'inquiète. Je rembourserai sans qu'ils s'en aperçoivent.
- Ah bon. Et sur quel argent?
- Bah. On verra bien.
Il se retourna et se remit à marcher, mais elle ne bougeait toujours pas. Il s'en aperçut, se retourna et lui cria:
- Est-ce qu'on reste plantés là à s'engueuler ou bien on essaie de faire quelque chose?
- Combien as-tu pris? lui cria-t-elle.
Il hésita un instant.
- Mille balles.
Elle sortit sa pochette et y préleva un nouveau billet. Puis elle referma la fermeture Éclair et s'avança vers lui.
- Tiens, dit-elle en lui tendant l'argent. Mais si tu recommences, je te préviens que je file. Compris?
Il hocha la tête, l'air étonné, et regarda le billet.
- Je t'ai demandé si tu as compris?
- OUI!
Il lui prit le billet des mains. Elle passa devant lui et le précéda vers la station de taxis.
- C'est de bon cœur.
Au bout d'une dizaine de mètres, elle se retourna. Il n'avait pas bougé.
- Est-ce qu'on reste plantés là à s'engueuler ou bien tu viens?
Il hésita encore un instant puis, à contrecœur, il se mit à courir derrière elle pour la rattraper.
Lorsque le compteur du taxi afficha plus de deux cents couronnes, elle secoua la tête
Prendre un taxi!
Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas gaspillé son argent de cette façon.
Ils avaient dépassé depuis longtemps Piperskärr et l'asphalte venait de prendre fin brusquement, laissant la place à la terre battue. Ils traversaient tantôt des parties boisées, tantôt des champs, montaient de petites buttes et faisaient des crochets pour éviter des gros rochers et des petits bois.
Ils n'échangèrent pas un seul mot pendant toute la durée du trajet. Heureusement, le chauffeur était du genre taciturne et Patrik avait totalement perdu la parole après le récent incident.