- Va lui parler.
Elle le regarda.
- On n'a encore rien trouvé d'intéressant, poursuivit-il. Pendant ce temps-là, je continue à chercher.
Il avait raison. Après être venus aussi loin, autant ne pas repartir bredouilles.
Gunvor Strömberg ne semblait pas consciente que quelqu'un était venu la rejoindre sur le ponton. Elle continua à regarder au loin et ce n'est que lorsque Sibylla se racla la gorge qu'elle porta la main à son visage pour essuyer une larme. Mais elle ne se retourna pas.
- C'est vraiment un endroit magnifique, hasarda Sibylla.
La femme ne répondit pas. Sibylla observa le mutisme, elle aussi. Le silence finirait par forcer l'aînée des deux à parler.
Cet endroit était vraiment la réalisation de ses rêves. Isolé. Calme. Et puis cette vue splendide. Mais elle n'aurait jamais les moyens de se l'offrir. Jamais de la vie. Bientôt, elle n'aurait même plus les moyens de quoi que ce soit.
- Autant que je vous le dise moi-même, plutôt que vous l'appreniez par d'autres, dit soudain la femme en se tournant vers elle. Vous n'êtes pas d'ici, hein?
- Non.
Elle hocha la tête et se tourna à nouveau vers le large.
- Je l'ai bien vu.
Sibylla vint se placer à côté d'elle. Le mieux était de la laisser parler.
- Mon mari a été assassiné, ici même, il y a six jours.
Elle continua à observer la mer, mais Sibylla fit de son mieux pour paraître surprise.
- Ce n'est pas quelqu'un du coin qui a fait ça, vous n'avez pas besoin d'avoir peur.
Elle se tut à nouveau. Sibylla regarda son visage. Il faisait encore assez clair pour qu'elle puisse distinguer les larmes qui coulaient le long de ses joues.
- C'est pour cela que vous la vendez? demanda-t-elle.
La femme secoua la tête dans un sanglot.
- Cela fait longtemps que nous voulions la vendre. Mais nous préférions attendre le printemps pour en tirer un meilleur prix.
Elle masqua son visage dans sa main droite, comme si elle ne voulait pas que Sibylla voie qu'elle pleurait.
- Sören était malade depuis longtemps. Le cancer du foie. Il y a un peu plus d'un an, il a subi une grave opération. Elle a donné des résultats dépassant toutes nos espérances. Les docteurs avaient dit qu'il n'avait que 44 % de chances de survivre.
Elle secoua la tête.
- J'avais commencé à reprendre espoir. Il prenait ses médicaments et procédait régulièrement à des examens. Tout paraissait aller comme il fallait. Mais, bien sûr, il était souvent fatigué et n'avait plus la force de ce qu'il faisait avant. Nous avons pensé qu'il serait trop dur de garder cette maison et nous nous sommes dit que nous pourrions utiliser l'argent pour voyager un peu. Nous ne savions pas combien de temps il nous restait à vivre, n'est-ce pas?
Elle se tut à nouveau. Sibylla posa sa main sur son épaule et ce contact déclencha des sanglots.
- Nous venions très souvent ici. Dès que nous avions un moment de libre.
- Vous pouvez peut-être attendre pour la vendre?
La femme secoua la tête.
- Je ne veux plus y venir. Je n'ose même plus y entrer.
Elles restèrent un instant sans rien dire. Sibylla avait ôté sa main. Soudain, une fanfare déchira l'air. Sibylla regarda autour d'elle, stupéfaite.
- Ne vous inquiétez pas: ce n'est que Magnusson. Il sonne le réveil, le matin, et le couvre-feu, le soir, quand il est ici. Il aime ça, dit-il.
Gunvor Strömberg esquissa un sourire, au cœur de sa douleur.
Sibylla ferma les yeux. Pouvoir vivre ici. Toute seule, en paix et avec pour seul voisin, à bonne distance, quelqu'un qui jouait de la trompette pour son simple plaisir.
Un rêve de bonheur.
- Combien en demandez-vous?
Gunvor Strömberg se retourna et la regarda.
- L'agence dit qu'elle peut valoir dans les trois cent mille...
Sibylla vit ses espoirs s'effondrer.
- ...mais, pour moi, l'important, c'est la personnalité de l'acquéreur.
Elles se regardèrent.
- Sören et moi l'avons construite en 57. Nous nous sommes donné un mal fou pour joindre les deux bouts et nous avons connu bien des joies, ici. Il y avait des moments où il nous paraissait impossible de partir et que quelqu'un d'autre vienne s'installer à notre place. Et que la maison reste ici. Sans nous.
Sibylla baissa les yeux vers les planches du ponton et Gunvor Strömberg serra sa veste sur son corps.
- Comme si nous n'avions été qu'une parenthèse et n'avions joué aucun rôle.
- Mais si, dit Sibylla, très sincèrement. C'est ce qui rend cette maison unique. Les traces de vie que vous y avez laissées. Et à l'extérieur, aussi. Cette allée que vous avez tracée de vos pas, elle sera toujours là. Les buissons que vous avez plantés. Tout ça. Moi, je ne laisserai rien derrière moi. Il n'y aura plus rien, quand je disparaîtrai.
Elle se tut. Qu'était-elle en train de faire? Pourquoi ne pas dire à cette femme comment elle s'appelait, pendant qu'elle y était?
- Mais vous avez un fils.
Sibylla se racla la gorge.
- Bien sûr, dit-elle, gênée, avec un sourire. Je ne sais pas pourquoi je dis tout ça.
Elle se tourna vers la maison et s'écria.
- Patrik! Il faut qu'on s'en aille, maintenant, si on veut arriver à temps pour prendre le car.
- Vous êtes en voiture? demanda Gunvor Strömberg.
- Non. Nous sommes venus en taxi.
- Alors, je peux vous ramener en ville, j'y vais.
Ils arrivèrent juste à l'heure. Sibylla était assise contre la vitre et tenait dans sa main le numéro de téléphone de Gunvor Strömberg.
Pour le cas où elle voudrait acheter la maison.
Elle plia le morceau de papier et le glissa dans sa poche. Patrik la regarda avec curiosité.
- Alors, t'as appris quelque chose d'intéressant?
Sibylla dut s'extraire de son rêve et le regarder.
- Je ne sais pas au juste. Elle n'a rien dit sur le meurtre lui-même. Elle m'a simplement confié que son mari avait un cancer et avait été opéré il y a environ un an.
Patrik eut l'air déçu.
- Mais tu devais lui poser des questions sur le meurtre!
- Ce n'était pas facile!
Ils restèrent un moment sans rien dire. Patrik sortit alors ses documents et les examina une nouvelle fois. Il avait écrit quelque chose au crayon, au verso de la photo du mur.
- Qu'est-ce que c'est que ça?
- Y avait une chemise en plastique contenant le journal intime de son mari, dans son sac à main. J'ai recopié un ou deux trucs.
Elle le regarda, scandalisée.
- Tu as fouillé dans son sac?
- Ben oui. Comment tu veux faire, autrement?
Elle secoua la tête et fut soudain prise d'une crainte.
- Tu n'as rien fauché, n'est-ce pas?
Il la regarda avec de grands yeux.
- Si. Quatre millions.
Elle lui fit une grimace et tendit la main pour prendre ses notes. Au moment critique, il retira le papier.
- Pourquoi t'as autant d'argent?
- Comment ça?
- Pourquoi tu loges dans le grenier d'une école alors que t'as plein de billets de mille autour du cou?
- C'est mon affaire.
D'abord, elle se moqua qu'il fasse la tête à nouveau. Il croisa les bras sur la poitrine et se détourna ostensiblement. Elle regarda alors par la vitre et ce ne fut que lorsqu'ils eurent dépassé Söderköping qu'elle comprit qu'elle lui devait une explication.
- Ce sont mes économies, dit-elle, toujours tournée vers la vitre.
Il la regarda.
Elle lui confia alors son rêve, cette maison qui lui permettrait de changer de vie et de se passer des subsides mensuels de sa mère, désormais interrompus. Il l'écouta avec intérêt et, quand elle eut fini, il lui tendit la feuille de papier.