- Vous vivez seul? demanda-t-elle.
Il la regarda, mais presque timidement, cette fois.
- Oui, depuis que maman est morte, je suis seul.
- Ah bon. C'est récent?
La cafetière se mit à bouillir.
- Oh non, il y a près de dix ans de cela.
Mais tu n'as pas changé les rideaux, pensa-t-elle.
- Voulez-vous quelque chose à grignoter?
- Oui, volontiers.
Il se dirigea vers le réfrigérateur. C'était un vieux modèle qui s'ouvrait au moyen d'un bouton. Gun-Britt en avait un comme cela, à Hultaryd, vingt-cinq ans auparavant.
La main sur la poignée, il hésita.
- Ah, c'est vrai, dit-il en retirant sa main. J'ai oublié de faire des provisions. Je crains de ne pouvoir vous offrir autre chose qu'une tasse de café.
- Ça ne fait rien.
Il ouvrit un placard et sortit des tasses et des soucoupes, à la place. De belles petites tasses avec des fleurs bleu clair. Il les posa sur la table et ouvrit un tiroir situé sous la table.
Une voiture arriva sur la route. Elle regarda par la fenêtre, mais le véhicule passa sans s'arrêter.
Ingmar sortit des serviettes qu'il plia avec soin. De ces serviettes en papier, très minces et au bord légèrement ondulé, comme elle n'en avait pas vu depuis l'époque où elle participait aux thés de sa mère, à Hultaryd. Mais, à la campagne, le temps ne passait pas aussi vite qu'à la ville.
- Il faut bien faire les choses, quand on a de la visite.
Elle l'observa replier soigneusement la toile cirée, après avoir refermé le tiroir. Il avait l'air très excité. Comme s'il n'avait pas fait ce genre de chose depuis longtemps. Peut-être n'était-il pas très habitué aux visites féminines.
Avant de verser le café, il alla chercher un petit plateau en argent sur lequel étaient posés un sucrier et un petit pot à lait du même service que les tasses. Il regarda alors l'ensemble et eut l'air satisfait de lui. Puis il s'assit en face d'elle avec un sourire.
- Je vous en prie.
- Merci.
Elle regarda le pot vide. Elle aurait bien aimé un peu de crème, mais n'osa pas en demander. Elle prit la tasse par la petite anse et but une gorgée. Sur le mur, derrière lui, était accrochée une de ces petites tentures au point de croix portant la maxime bien connue: L'amour est plus fort que tout.
- Que voulez-vous dire à Kerstin? demanda-t-il.
La question la surprit. Il n'y avait certes rien d'étonnant à ce qu'il se soit interrogé à ce sujet pendant le trajet en voiture, mais elle ne put s'empêcher de penser, aussi, qu'il ne savait toujours pas qui elle était.
Elle baissa les yeux.
- Je voulais seulement parler un peu avec elle.
Il souriait toujours, comme machinalement.
- Pourquoi donc?
Elle fut un peu contrariée. Sans doute n'avait-il que de bonnes intentions, mais elle n'avait que faire de celles-ci.
- C'est une chose entre elle et moi, finit-elle par dire.
Ingmar ne la lâcha pas du regard.
- Vous en êtes certaine?
Le café n'était vraiment pas bon. Il avait mis trop peu de poudre. Et puis elle n'avait plus la force de poursuivre cette conversation. Elle se leva.
- Merci pour le café et de m'avoir ramenée en voiture. Mais je crois que je vais aller l'attendre dehors.
Il ne répondit pas et continua à sourire. Un instant, il lui vint à l'idée qu'il était peut-être un peu dérangé. Il souriait de façon si niaise qu'elle avait presque envie de le remettre en place. On aurait dit qu'il pensait à une histoire drôle qu'il gardait pour lui.
Elle passa dans le hall et remit ses chaussures. Quand elle se redressa, elle vit qu'il se tenait devant la porte. Il souriait encore plus qu'avant.
- Vous ne partez pas déjà?
C'était presque un ordre. Elle changea alors d'attitude du tout au tout.
- Si. Je ne bois jamais de café sans crème.
- Ah bon. Je ne vous aurais pas crue si difficile.
Il avait frappé comme un cobra. Sans hésiter un instant. Comme s'il n'avait plus à peser ses mots.
Elle sentit la moutarde lui monter au nez et décrocha sa veste.
- Qu'est-ce que vous voulez dire par là? finit-elle par demander, mais d'une voix qui n'était plus aussi assurée.
Il avait sûrement perçu ce changement de ton, car il se remit à sourire de toutes ses dents.
- Je veux dire que les gens de votre espèce doivent se contenter de peu.
Elle fit de son mieux pour le dissimuler, mais elle avait vraiment peur, maintenant. Il n'avait pas l'air très robuste, mais elle s'était déjà méprise sur les forces physiques d'autres que lui. Si les hommes voulaient vraiment parvenir à leurs fins, elle n'était pas de taille à leur résister. Mais elle n'avait pas l'intention de se laisser faire aussi facilement.
- Mais qu'est-ce que c'est que ce bled? dit-elle soudain. Une meurtrière qui dépèce ses cadavres et un violeur qui habitent l'un en face de l'autre? Vous êtes certain que l'eau du robinet n'est pas empoisonnée?
Elle jeta un coup d'œil à la porte. Il avait ôté la clé de la serrure.
- C'est fermé à clé, dit-il, suivant son regard. Mais il faut que je vous corrige sur un point. S'il y a quelque chose dont je n'ai vraiment pas envie, c'est de coucher avec vous.
Elle ne fut pas du tout persuadée qu'il disait vrai. Elle recula d'un pas mais alla cogner du dos contre la rampe de l'escalier.
- En revanche, nous avons d'autres sujets de conversation.
Elle avala sa salive.
- Je ne pense pas.
Il sourit à nouveau.
- Oh si, Sibylla!
Tout d'abord, elle fut incapable de répliquer quoi que ce soit. La seule chose qu'elle comprenait, c'était que rien n'allait comme il fallait.
- Comment savez-vous mon nom?
- Je l'ai lu dans le journal.
Il ne pouvait pas l'avoir reconnue. Pas avec sa nouvelle coiffure.
Une voiture passa sur la route. Elle la vit distinctement, par la fenêtre de la cuisine.
- Inutile de guetter Kerstin. Elle habite de l'autre côté de la ville. La maison d'en face appartient à des Allemands et, en général, ils ne viennent pas avant le mois de juin.
Elle voulait sortir. Sortir et s'enfuir.
- Que me voulez-vous? demanda-t-elle.
Il ne répondit rien.
- On pourrait s'asseoir. Le café refroidit.
Elle regarda à nouveau en direction de la porte. Le hall était dépourvu de fenêtre.
- Inutile d'y penser, Sibylla. Tu ne partiras pas avant que je t'en donne la permission.
Prisonnière.
Elle ferma les yeux pendant quelques instants et tenta de reprendre ses idées. Il s'éloigna du chambranle de la porte et, comme elle n'avait pas le choix, elle revint dans la cuisine.
- Si tu veux bien enlever tes chaussures.
Elle se retourna vers lui et le regarda.
Bon sang.
Elle alla s'asseoir à la table. Elle vit alors qu'il était en colère. Il ouvrit un placard, prit une balayette et une pelle et ôta quelque saleté invisible sur le sol. Puis il alla remettre ces instruments en place et vint s'asseoir en face d'elle.
Il ne souriait plus.
- À partir de maintenant, tu vas devoir faire ce que je te dirai.
À partir de maintenant? Qui était-ce, ce type, au juste? Pourquoi diable ne parlait-il pas clairement?
- Vous n'avez pas le droit de me retenir, dit-elle.
Il feignit la surprise.
- Non? Ça alors. Tu veux peut-être appeler la police?
Voyant qu'elle ne répondait pas, il éclata de rire et elle se dit en elle-même que le moment était peut-être venu. D'appeler la police.
Ils se regardèrent, épiant chacun de leurs mouvements. Une autre voiture passa sur la route et Sibylla le lâcha un moment des yeux au profit du véhicule.