Le silence était rompu.
- Je dois reconnaître que j'ai été surpris, quand je t'ai vue, au cimetière. Un don du ciel. Dieu prend vraiment soin des siens.
Elle le fixa des yeux sans comprendre.
- Je n'en ai pas cru mes yeux, quand j'ai vu ta montre. Sans elle, je ne t'aurais pas reconnue.
Il désigna sa montre-bracelet d'un signe de la tête et elle suivit son regard. Il sourit, rejeta la tête en arrière et ferma les yeux.
- Merci, Seigneur, de m'avoir prêté l'oreille, d'avoir sauvé mon âme et d'avoir amené ici cette femme. Merci de...
- Ma montre? coupa-t-elle.
Il se tut. Quand il rouvrit les yeux, ceux-ci étaient réduits à de minces fentes.
- Ne m'interromps jamais, quand je parle avec le Seigneur, dit-il lentement, en se penchant sur la table pour donner plus de poids à ses paroles.
Soudain, tout prit son sens.
Malheur à qui prive l'innocent de son droit.
La vérité se fit jour en elle avec la brutalité d'un rayon laser, la privant de la parole, tandis que la peur lui faisait venir un goût de sang à la bouche.
Ce qui importait, c'était ce que l'on paraissait être. Comment avait-elle pu l'oublier, ne fût-ce qu'un instant? Elle avait été victime de ses propres préjugés. Elle lut sur son visage qu'il avait compris qu'elle savait, maintenant.
- J'ai déjà vu cette montre une fois. Dans le restaurant français du Grand Hôtel. Alors que tu tenais compagnie à Jörgen Grundberg, au cours de son dernier repas.
Ils restèrent face à face comme deux arcs bandés, se surveillant des yeux. Chacun attendait le signal.
Une éternité s'écoula et elle fit de son mieux pour rapprocher l'une de l'autre toutes les parcelles de vérité qu'elle détenait et en faire un ensemble.
Elle ne s'était pas trompée.
Et pourtant si.
Rune Hedlund n'avait pas eu une maîtresse, mais quelque chose d'encore plus secret: un amant.
C'étaient ces mains noueuses reposant sur cette table de cuisine entre eux qui avaient commis ces atrocités dont on l'accusait. Avec leurs traces de peinture, reste d'un passe-temps favori, dissimulées sous des gants en plastique, elles avaient plongé dans le corps de leurs victimes pour reprendre ce qu'elles avaient perdu.
- Pourquoi? finit-elle par demander tout bas.
Sa question le détendit et marqua le début d'une nouvelle phase. Ils n'avaient plus besoin de faire semblant ni de parler à mots couverts. Il ne restait plus que la confrontation finale. Pendant laquelle ce serait elle qui poserait les questions et lui qui répondrait.
Et après cela...?
Il retira ses mains et les posa sur ses genoux en prenant presque l'air de s'apprêter à prononcer un discours.
- Es-tu déjà allée à Malte?
La question était si inattendue qu'elle ne put s'empêcher de frissonner. Peut-être prit-il cela pour un éclat de rire, car il se mit à nouveau à sourire.
- J'y suis allé, moi, poursuivit-il. Six mois, environ, après l'accident de Rune.
Il cessa de sourire et baissa les yeux vers ses mains.
- Personne ne savait la peine que je ressentais...
Il respira profondément avant de continuer.
- Rune a emporté notre amour dans la tombe. Mais toute la sympathie est allée à elle. Chacun est venu la voir, lui apporter à manger et est resté des heures à écouter ses sornettes sur l'injustice du destin. Plusieurs fois, j'ai été tenté d'y aller, moi aussi, et de lui crier à la face, sa sale face de rat, que c'était moi qu'il aimait! Pas elle. C'était de chez moi qu'il revenait quand il a eu cette collision avec un élan, sur la route. Il sortait de mon lit. C'était mes mains qui avaient été les dernières à caresser son corps.
Il tendit ses longs doigts en l'air pour qu'elle saisisse mieux.
Il était vraiment en transe. Ses mains tremblaient et sa respiration était saccadée. Un instant, elle crut qu'il allait se mettre à pleurer. Sa lèvre inférieure vibrait de colère contenue. Peut-être était-ce la première fois qu'il pouvait exprimer sa peine. Ces paroles étaient restées prisonnières de sa bouche pendant treize mois.
La première fois.
Et sans doute la dernière.
- Après, elle est retournée travailler. Elle s'est pavanée, en prenant le café avec les autres, et s'est vantée d'avoir fait en sorte que Rune ne soit pas mort pour rien et qu'il ait sauvé quatre vies, avec ce qui restait de son corps.
Il secoua la tête d'un air de dégoût.
- J'avais envie de vomir, merde alors. C'est ça, l'amour? Hein? Ouvrir le corps de celui qu'on dit qu'on aime et semer ses restes à tout vent!
Il se leva si brusquement qu'elle eut un réflexe de recul en même temps que sa chaise à lui basculait et se renversait sur le sol. Il la releva, alla chercher la cafetière sur l'évier et revint en la tenant à la main.
- Encore un peu de café?
Elle secoua la tête, sans trop savoir ce qu'elle faisait, et il s'en versa à lui-même, à la place. Elle profita de ce qu'il allait reporter la cafetière pour faire le tour de la pièce des yeux. Derrière elle se trouvait une porte.
- Je croyais que ça passerait si je partais d'ici quelque temps. Si je ne voyais plus sa face de sainte-nitouche, tous les jours, dans la salle où on prend le café, au travail.
Elle n'était séparée que par environ deux mètres de cette porte close.
- Il ne restait plus qu'une seule place, à l'agence de voyages. C'était la première fois que le Seigneur se manifestait dans ma vie, mais je ne le savais pas, alors.
Il était maintenant totalement détendu. Il avala une gorgée de café et regarda par la fenêtre. Deux amis en train de prendre le café et qui avaient beaucoup à se dire.
- À Malte, il y a une ville qui s'appelle Mosta et qui possède une cathédrale. C'était là que le Seigneur voulait que je me rende. J'avais pris une place dans un voyage organisé, pour ne plus être seul. Et il a bouleversé ma vie.
Il joignit les mains et les posa devant lui, sur la table.
- C'était comme si un voile était tombé de mes yeux. Comme si je pouvais enfin voir.
Il rayonnait de gratitude.
- Le 9 avril 1942, cette église était remplie de fidèles. Des gens ordinaires, qui étaient allés à la messe comme d'habitude. Soudain, une bombe a traversé la coupole. Elle a fait voler le toit en miettes et est tombée devant l'autel. Mais elle n'a pas explosé. Dieu a fait un miracle et elle n'a pas explosé. Les fidèles ont tous pu sortir de là indemnes, jusqu'au dernier. C'est un miracle, ça, hein?
S'il espérait une réponse, il dut être bien déçu.
- C'était un avion anglais qui avait lâché cette bombe par erreur.
Il la regarda fixement.
- Tu ne comprends donc pas?
Elle secoua la tête.
- Leur heure n'était pas encore arrivée. Dieu n'avait appelé aucun de ceux qui se trouvaient dans cette église. Ils ne devaient pas encore mourir. C'est pourquoi Il est intervenu et a fait en sorte que rien ne se passe.
Il se tut et regarda un instant par la fenêtre avant de poursuivre:
- Mais Rune... Rune, lui, son heure était venue. Je ne sais pas pourquoi Dieu l'avait appelé, j'attends toujours qu'il me donne une réponse. Peut-être le fera-t-Il quand j'aurai mené ma mission à bien.
Sibylla avala sa salive. Elle avait peur, maintenant qu'elle voyait que sa confession touchait à son terme.
- Mais elle ne l'a pas laissé mourir, elle. Elle s'est arrogé le privilège de Dieu et l'a maintenu en vie, parmi nous, sur la terre... Elle l'a rattrapé alors qu'il était à mi-chemin du royaume des cieux.
Son visage était maintenant déformé par une grimace.
- Comment aurais-je pu tolérer ça?
Il joignit les mains devant lui.
- Je me mettrai en colère, je les punirai et j'exercerai sur eux une terrible vengeance. Ils comprendront ainsi que je suis le Seigneur.